[HUITIÈME VOYAGE À SAINT-MAUR, EXTRAIT]
Une casquette est un toit et bien plus. Je ne peux m’en séparer. Je l’utilise comme paratonnerre dans les rues où il faut courir. À sa vue, les chiens s’étranglent dans leurs aboiements. Je l’agite comme un chiffon pour exciter le molosse de la rue Jean-Bart. Je fais de grands gestes, par le portail ajouré, et plus il saute en l’air, plus violemment il est ramené à terre par ses chaînes. Après un quart d’heure de rage et de chutes, je m’en vais sourire aux lèvres. Je n’ose rire franc. Peur que ses liens ne cèdent.
Un peu plus loin, les oiseaux me remercient. Leurs chants accompagnent chacun de mes pas. Au loin, la colère du chien devient houle, simple écume venant mourir sur la proue de ma casquette baissée, frayant vers d’autres aventures.
Pourquoi ai-je retiré ma casquette sur la photo du muret ? Derrière moi, on distingue l’îlot-d’Amour, en amont de l’île-du-Moulin-Bateau. L’eau y est plus claire, dit-on. Je n’ai jamais vu une seule barque y accoster, encore moins quelqu’un s’y promener.
Ça doit se faire la nuit ? En tout cas, personne n’y réside. L’îlot-d’Amour est livré aux seuls oiseaux, écureuils et peuplades d’insectes qui s’y réfugient pour passer leur vie. Les arbres sont des ormes ou des frênes de haute taille ; quelques saules pleureurs.
Combien de temps pourrais-je survivre sur cette île minuscule ? Les crues la font disparaître. Il existerait, un peu plus à l’est, du côté de La Varenne, une île-d’Amour, lieu d’une ancienne guinguette où l’on dansait. Il paraît que Charles Trenet aurait habité une villa en face de cette île. J’en doute.
Je préfère, de très loin, cet îlot isolé où personne ne viendra se promener. Oublié de toutes les cartes, l’îlot-d’Amour reste tourné à jamais vers la barque engloutie, la tenant dans son regard pour que les crues ne l’emportent pas.
J’ai remis ma casquette. L’air a repris sa circulation autour de ma tête. Ce matin, un cygne a glissé devant l’îlot. Rien, aucun badaud ni car de touristes n’a troublé sa venue. Il est resté, entre les rives, un long moment, puis il a disparu.
**
On ne voit jamais, sur les photos, les personnes qui les prennent. Une ombre, parfois. Guère plus. Ils ne s’imprègnent pas dessus. Sont derrière.
En attendant, je fixe l’objectif, juste avant que son doigt n’appuie. Déclic.
Temps effacé. Plus rien devant moi, qu’un trou vide. Que regarde une photo ?
Tu n’oses y penser. Le froid s’insinue. Devrais bouger.
Un garçonnet en culotte courte, chemise en pilou, pull tricoté main et sandales aux pieds, continue à s’accrocher au paysage. Quelques pliures çà et là fragilisent l’état général. Elles sont devenues des pièces de musée, d’un musée sans visiteurs.
On les compte par milliers aux puces de Saint-Ouen ou de Montreuil, jetées en vrac dans des paniers en osier, des boîtes à chaussures. Des milliers remuées par des mains inattentives, sans trouver acheteur. Qui voudrait encore s’y investir.
C’est un enfant rêveur. Dans son regard se lit un mélange de tristesse et d’ironie. Ses sandales ne touchent pas terre. Perché sur un muret, à peu près à 1m10 du sol, il attend. Dans son dos, les arbres et la Marne se retiennent. Pas un souffle. La photo sera nette.
Sur les photos de la passerelle, son inquiétude est palpable. Il fixe l’objectif, n’est pas certain du résultat. Ma sœur dans ses bras a du rose aux joues, un teint de bébé.
Elle n’a tenu que six mois. Pourtant, les bras n’ont jamais cédé. J’en suis certain. Elle est partie. Mais par où ? La photo est restée intacte dans son cadre. Ses vêtements tricotés au crochet sont légers. Confortables. Rien ne l’incommode. Ma mère près de son visage nuit et jour.
[…]
Jean-Louis Giovannoni, Voyages à Saint-Maur, récit, Éditions Champ Vallon, Collection recueil, 2014, pp. 71-72-73.
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