Chroniques de femmes - EDITO
Ph. Daniel et Colette Vincent
VOYAGE AU PAYS DES PAPESSES... *
Folles
Elles sont,
toutes,
folles
Bonnes pour le bûcher
Et leur âme et leur rire et leur ombre
habillés de camisoles
courent dans les escaliers, frôlent les murs,
jouent avec les araignées au plafond
et elles chantent…
« I do, I undo, I redo…. »
Le bûcher, il est en haut de l’escalier, installé par défi
et cette femme de bronze venue de la nuit des temps, agenouillée,
c’est toi, c’est moi, c’est toutes,
prêtes à être brûlées vives à l’entrée du palais
femmes sacrées, femmes en travail, femmes déchirées, femmes à l’enfant,
femmes princesses, femmes en rupture
femmes trompées, femmes en plénitude…
on n’en finirait pas de vous nommer…
Détermination de femme à être, dire, attendre son heure
70 ans durant
humour, patience, conviction
C’est toi, Louise
« …cavalière ….seule… » — c’est ta devise —
hors toute idéologie totalisante,
ni mouvement ni féminisme
mais la conjuration de ses propres démons
devenus terreau de créativité
Éludée
la tentation de la mort dans la Bièvre
Recousue, la vie
Panneaux ciselés de dentelles, fragments bord à bord,
Dégradés de boue et de pastel
Le dur d’habiter son corps
Le douloureux des frottements internes
Alors
Habiller de tissus les silhouettes informes, couvrir le visage de perles
Peau sur peau
Enfanter un nouveau corps
Et la vie triomphante circule dans les veines et canaux
Vénus aux seins multiples
Maternités dessinées aquarellées traversées de sang
Ventres gonflés,
jusqu’à expulser tête première
une petite fille tressée – image miroir de la mère
Part charnelle de l’enfantement
comme le non-dit
des Vierges à l’enfant
posées là
au carrefour du temps
L’araignée
ton animal tutélaire, Louise
Elle est mère protectrice qui chante les comptines de l’enfance, et de toujours
Araignées
Omniprésentes noires gigantesques
qui__________tissent__________ tapissent____________
pondent______________nourrissent____________________
_______emmaillotent la maison dans ses bobines de fil rouge
Maisons comme mandala
où se trace le destin des petites filles
se joue et déjoue et se blesse le destin des femmes
« le père trompait la mère avec la nurse »
Restaurer l’édifice — étage par étage
Et la folie guette
Pays limitrophe aux frontières perméables
Corps comme arc tendu
soumis au désir autant qu’à l’hystérie
cette arche sculptée sur un lit d’enfant brodé de « je t’aime »
— monument immense, pesant, intransportable, insupportable
où crient l’angoisse, l’amour et le cauchemar
Là bas, dans la chapelle
une sculpture de Marie-Madeleine
Autre visage de femme et de chair
Qui saura la limite
Qui saura le gouffre séparant folie et extase mystique —
comme deux extrêmes opposés de la dépossession du corps
Tu l’as fait, jusqu’au bout,
le voyage de l’enfermement
Camille
Déni des proches Violence médicale
Toute puissance d’une « ordonnance », pire qu’édit royal
Aucun ange ne te protège
si ce n’est celui blotti dans tes mains
qui caressent et lissent et modèlent
les corps froids
éclos de la pierre et du bronze
Corps et souffrance mis à nu dans le métal obscur
Visages à peine émergés de la terre cuite
Aucun espoir
Ossements carcasses mises à mal
Corps de cire suspendus comme boucherie chevaline
par Berlinde
Ossature, dépouillée de ce qui fut sa force
Pas de secours possible
Os devenus branchages lancés dans l’espace
La chair
dans sa transparence veineuse offerte en proie à la douleur
Chair à vif
sans condescendance sans artifice sans beauté
La chair
rien d’autre, face à la mort
Poids de souffrance
Plus d’une tonne de souffrance,
que ces deux corps suspendus très haut, à six mètres,
tels des Christs sans croix
L’effroi du réel sans masque
à l’œuvre à l’envers de la peau
jusqu’au morbide
Travail de l’obscur
La matière mise au jour agrandie à la puissance mille objectivée
La fragilité le tourment en creux la décomposition possible
Menace sans détour
Oser aller jusqu’à l’absence
Tes tapisseries émergent de la pierre grise :
Kiki Smith perpétue le métier éternel de tisserande
Cosmogonie fondatrice, création du ciel et des étoiles,
figures originaires d’Ève et de Vénus
Et l’animal, si proche par instinct, de la nature,
se mêle aux fils de soie, à la brillance des fils d’or et d’argent
Lapins Scarabées Fourmis…
Le loup et l’aigle sont présences nobles et sauvages
Vierge à la pomme d’or derrière une vitrine
Mystère de la fécondité et de la vie
Célébration venue des origines
Tu tentes cette même saisie de l’absolu, Jana
Pomme d’or devenue verres soufflés Même perfection sphérique
Globes couleur d’ardoise, d’ocre, de nacre
qui recueillent la lumière à leur surface
Transparence du vide
On entend la musique des sphères
On se promène dans le ciel venu à notre mesure
Là où l’artiste devient mère de l’univers
Dépassant ses propres limites
Geneviève Bertrand
D.R. Texte Geneviève Bertrand,
décembre 2013
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* Texte en écho à l’exposition “Les Papesses” (Palais des Papes d’Avignon) qui a réuni (du 9 juin au 11 novembre 2013) 5 artistes femmes de l’art moderne et contemporain (Louise Bourgeois, Camille Claudel, Kiki Smith, Berlinde de Bruyckere, Jana Sterbak), dont le travail est mis en correspondance avec certaines œuvres de l’art médiéval.
Nota : ce texte ne se veut nullement un compte rendu exhaustif et critique de cette magnifique exposition mais une mise en dialogue avec ce qui m’a personnellement le plus interpellée.
Ph. Daniel et Colette Vincent
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NOTE d’AP : Geneviève Bertrand est présente dans l’anthologie poétique francophone de voix féminines contemporaines pas d’ici, pas d’ailleurs (Voix d’encre, 2012).
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