et autres objets de scandales,
Alma, éditeur, Paris, 2014.
Lecture d’Angèle Paoli
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Alma éditeur cherche des talents. C’est ce qu’annonce, sur la Toile, le bandeau de la maison d’édition. Avec Eli Flory, et sa très décoiffante « galerie de portraits », La Barbe d’Olympe de Gouges et autres objets de scandale, la recherche est aboutie. Talentueuse, Eli Flory l’est assurément. Son dernier livre, qui allie avec brio fond et forme, se lit dans la jubilation. On rit des trouvailles de cette « scandaleuse » new-style, qui ose rajeunir et vivifier, dans une écriture quelque peu délurée mais nonobstant très tenue, nos chères icônes, sans pour autant vouloir les faire entrer de force dans un Panthéon post-moderne exclusivement réservé à la gent féminine. « Pas question, écrit Eli Flory en préambule, d’entrer dans ce livre comme dans un mausolée au fronton duquel serait inscrit ‘Aux grandes dames l’Humanité reconnaissante’ ». Que l’auteure se rassure, après cette première de couverture percutante par son côté « flashy », la porte non dérobée par laquelle je suis entrée dans cet étrange gynécée, c’est la table des matières. Elle donne le ton. Elle signe l’envol. La déclinaison anaphorique des huit titres est, à elle seule, irrésistible. « Elles font désordre / Elles font école / Elles font des affaires / Elles font des scènes / Elles font des histoires / Elles font tapisserie / Elles font le ménage / Elles font mauvais genre ». Et la curiosité est happée illico par le défilé des égéries dont l’auteure porte le flambeau et pour lesquelles elle a tant « aimé écrire ». Pour chacun des chapitres, en effet, s’égrènent des noms de femmes. Certains plus connus que d’autres. Mais qu’importe. Elles sont là, présentes, à égalité sous la plume vive d’Eli Flory. Femmes de lettres et de sciences, artistes, reines et cousettes, empoisonneuses et nonnains, dames de cour et putains, entremetteuses et espionnes… Elles traversent le temps et se côtoient dans l’aventure à laquelle elles ont été conviées. La Voisin voisine avec Violette Nozière et Catherine de Médicis. Lee Miller s’interpose entre Frida Kahlo et Mary Quant. Simone de Beauvoir trouve place entre Zelda Fitzgerald et François Sagan. Catherine II de Russie précède Olympe de Gouges qui précède Rosa Parks qui précède Billie Holiday… De cette joyeuse farandole, surgissent, comme au plus fort des grandes « manifs de 68 », les objets fétiches brandis par chaque révolutionnaire. On pourrait aussi penser, plus sagement, à ces puzzles pour enfant, dans lesquels il faut attribuer à chaque personnage l’objet qui le caractérise. Ainsi de la « barbe » pour Olympe de Gouges, de l’épée pour Ninon de Lenclos ; des voiles pour Isadora Duncan, de la toison pour Joanna Hiffernan, des cheveux courts pour Mathilde de Morny et des boules presse-papiers pour Colette ; de la pipe pour George Sand, de la guitare pour Sœur Sourire, de la lyre pour Sappho. Et pour Billie Holiday, un bien « étrange fruit ». Un chapitre se clôt avec Gabrielle Russier et sa Dyane ; un autre avec Brigitte Bardot et ses bébés phoques. Le dernier avec Maud Marin et son Dalloz. La liste est loin d’être close. Car elles sont cinquante-six à mener la sarabande. Et à entraîner le/la lecteur(trice) dans leur joyeux tohu-bohu. Car même si la mort est présente, crimes-suicides-sang-bûcher-poisons-échafaud… (les morts sont tout aussi variées que les vies et les attributs de chacune), Eli Flory s’arrange pour faire de l’écriture un véritable plaisir. Le style est vif, alerte, enlevé, enjoué. Le travail sur la polysémie, constant. L’érudition de la jeune agrégée de lettres, permanente. Dans un double « Effeuillage indicatif » — ouvrages généraux / ouvrages particuliers —, l’auteure dresse la liste des œuvres consultées et lues afin d’entrer au plus proche en connivence avec ses dames. Optant pour la brièveté et pour la rapidité du trait, l’auteure choisit de passer de l’une à l’autre de ses inspiratrices, faisant fi de tout souci chronologique. De sorte que les chapitres se suivent sans se ressembler. Chaque tableau est un tableau vivant, souvent cruel. Mais souvent aussi croustillant. Ainsi de ce final du chapitre quatre qui donne son titre au livre et coiffe l’ensemble des dames, « La barbe d’Olympe de Gouges » : Prison ne rime pas pour elle avec bâillon. Du fond de sa geôle, elle parvient encore à faire afficher dans Paris un pamphlet dénonçant les conditions de son incarcération. Le 2 novembre 1793, à l’aube, elle est jugée, sans l’avocat qu’on lui a refusé, et condamnée à mort par le Tribunal révolutionnaire pour avoir rédigé des écrits « attentatoires à la souveraineté du peuple ». De son côté, elle a fait son testament : « Je lègue mon cœur à la patrie, ma probité aux hommes, mon âme aux femmes. » Le lendemain, elle monte sur l’échafaud. Les hommes qui voulaient offrir à cette femme une « lame à raser la barbe » en ont trouvé une à sa mesure. Robespierre, avant d’y passer à son tour, teste sur elle le couperet de la guillotine. La prophétie d’Olympe se réalise : « Il n’y a qu’au pied de l’échafaud que les hommes et les femmes sont égaux. » Au dernier moment, la révolutionnaire, qui a tout autant la passion de la coquetterie que celle de l’égalité, réclame un miroir : « Dieu merci, mon visage ne me jouera pas de mauvais tours ! » Un témoin anonyme le confirmera : « Jamais on n’avait vu tant de courage réuni à tant de beauté. » Retour à la première de couverture, dessinée par Vaïnui de Castelbajac, artiste à qui l’on doit — dans un style bon enfant et plutôt naïf — toutes les illustrations de l’ouvrage. Une bouche rouge-baiser émerge d’une inquiétante barbe noire. Alliant dans un même ovale (celui d’un visage rendu invisible par la surabondance du poil) mâle et femelle, cette illustration transgenre annonce — implicitement — ce qui, chez ces dames, a provoqué l’esclandre. Toutes à leur manière, avec les armes disponibles à leur époque, se sont battues pour conquérir la liberté revendiquée par leur sexe. Et le sexe, c’est bien connu, a « ses raisons que la raison ne connaît pas ». Du moins la raison des hommes. N’est-ce pas elle qui dicte à l’encyclopédiste Pierre Larousse sa définition de la femme comme étant « la femelle de l’homme » ? Ou à Norman Mailer ses accusations contre Simone de Beauvoir : « Ma femme a lu Le Deuxième Sexe en 1950 et cela a détruit mon mariage. » Les exemples fourmillent, qui vont dans le même sens. Les pires propos contre les femmes étant tenus par François Mauriac. Ainsi, pouvoir et sexe mènent-ils la danse. Ninon de Lenclos n’hésite pas, tout juste âgée de onze ans, à déclarer tout de go à son père : « Je vous informe qu’à partir d’aujourd’hui, j’ai décidé de ne plus être une fille, mais de devenir un garçon. » Et le père, ravi (ils ne sont pas légions à manger de ce pain-là !) d’obtempérer et d’habiller sa fille en mousquetaire. L’habit ne faisant pas le moine, il se met en devoir d’initier son jeune garçon à l’équitation et à l’escrime. Plus tard, fidèle à sa première vocation, Ninon écrivant à Boisrobert, l’un de ses nombreux amants, confirme : « Les hommes jouissent de mille libertés que les femmes ne goûtent pas. Je me fais donc homme. » Eli Flory, qui n’a pas peur des mots, se garde, quant à elle, d’un langage prude. Un langage derrière lequel se lit pourtant la tendresse. Même lorsqu’il s’agit d’évoquer la Grande Catherine, impératrice de toutes les Russies. Il y a bien assez de mauvaises langues qui ne se privent pas de dénoncer les mœurs volages et l’insatiabilité sexuelle de la souveraine. Et qui vont même jusqu’à dire que la « tsarine libérale et libérée n’aurait pas résisté à l’assaut de l’un de ses chevaux d’écurie. » Petite mort qui aurait entraîné « la grande, la vraie, celle d’où l’on ne revient pas… » La bouche rouge-baiser est-elle l’une de celles par qui le scandale arrive ? Ou de celles qui dénoncent le scandale dont elles ont été l’objet, mises au ban de la société ? Souvent pour bien peu de choses. À moins que cette bouche ne figure la bouche lippue de l’actrice hollywoodienne Mae West, « bouche rouge sang » chère à Salvador Dali et immortalisée par l’artiste dans un « canapé botoxé à la mousse de polyuréthane et recouvert de lycra rouge vif… ». Elle est peut-être tout simplement la bouche d’Eli Flory l’insoumise, qui prête sa parole et sa plume à toutes celles qui, depuis la lointaine Antiquité jusqu’à notre bel aujourd’hui, ont fait couler la bile sur leur passage et fait se dresser bûchers et échafauds. Il fallait l’humour d’une femme, sa tendresse, sa finesse, son intuition, son savoir, pour rétablir ces dames dans le droit fil de la vie qu’elles désiraient conduire, dynamitant au cours des époques et de l’Histoire « la cage que les préjugés attachés à leur sexe ou à leur état » avaient maintenu « cadenassée. » Scandale ? Dérivé du grec, le terme est employé à l’origine dans la langue ecclésiastique pour désigner la « pierre d’achoppement », l’obstacle qui fait tomber dans le mal. Le Grand Larousse de la Langue Française précise que la théologie distingue « scandale actif et scandale passif ». Le premier désignant « l’acte lui-même » et le second, « le péché occasionné ». Étrange définition, dont la clarté n’est pas la caractéristique première. Pour Pierre Larousse, cependant, cette définition relève de l’évidence même. Elle prend tout son sens lorsqu’il écrit, à propos de Catherine de Russie : « Le grand scandale de son règne […], ce sont ses galanteries plus qu’orientales, cette suite prodigieuse, cette kyrielle d’amants qui se succèdent à l’infini, sans interruption ni cesse et jusqu’au dernier jour. Sous ce rapport, elle a dépassé Louis XV ; scandale bien plus grave encore chez une femme ; là est véritablement la tache indélébile que les panégyristes les plus enthousiastes ne pourront effacer. » Au cours du temps, se dégageant de la gangue théologique, le terme de « scandale » tend à voir son sens s’affaiblir. Quoi qu’il en soit, Eli Flory a raison de signaler la plasticité de cette notion (néanmoins connotée dans sa coloration moralisante), mais aussi son côté stimulant et tant soit peu « aguicheur ». Et l’auteure d’ajouter, toujours dans le préambule, que ces femmes n’ont en réalité eu d’autre préoccupation que l’activisme (« scandale actif » ?) qui les a poussées à se battre pour se forger leur propre vie. Raison suffisante pour qu’une femme, écrivain de surcroît, s’intéresse à elles, se penche un peu plus avant sur leur histoire, leur rende une part de leur vrai visage. Et leur restitue, à bon droit, la première place qu’elles ont souvent occupée. Est-ce aussi là que le bât blesse ? Christine de Suède, « première femme à être sacrée en 1650 roi des Suédois, des Goths et des Vandales. » / Madame de Pompadour, née Poisson : « première femme du peuple à se hisser si haut. » / Marie Sklodowska — devenue Marie Curie —, « première femme à diriger un laboratoire, première à utiliser le terme de ‘radioactif’, première à obtenir le prix Nobel, première scientifique à l’obtenir deux fois. » Et qu’en est-il de Joanna Hiffernan ? La belle Irlandaise, amante du peintre Whistler, n’est-elle pas le modèle qui a inspiré à Courbet sa Vénus de Milo ? Seule de sa catégorie à exhiber, sans retenue aucune, sa nature acéphale. Et ce, à la barbe du Second Empire scandalisé qui blêmit d’effroi « dans le tête-à-tête avec un sexe qui le dévisage, renvoyant le voyeur là d’où il vient : à l’obscène de sa conception. » Il y a fort à parier que, si le duc de la Rochefoucauld s’avisait de revenir parmi les vivants, il s’exclamerait à nouveau, face au « Paysage anthropomorphe » de L’Origine du monde : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement ». Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli
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■ Olympe de Gouges sur Terres de femmes → 7 mai 1748 | Naissance d’Olympe de Gouges ■ Voir aussi → (sur se site d’Alma éditeur) la fiche de l'éditeur sur La Barbe d’Olympe de Gouges |
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