éditions Gallimard, Collection Blanche, 2013.
Lecture de Sylvie Fabre G.
Ph., G.AdC ACCOMPLIR “L’INSTANT, PROVISOIREMENT REDRESSÉ” « Tu vois, dit Nora, j’ai recommencé, mais cette fois la couleur est complètement libre. Le bleu, je le laisse s’étaler. Moi je ne m’occupe que de la ligne ». Ces paroles que prononce, en parlant de sa peinture, l’héroïne de L’État du ciel à la fin du dernier roman de Pierre Péju qui vient de paraître cet automne chez Gallimard, nous donnent peut-être une des clés de cette histoire initiatique où la ligne entre le ciel et la terre, les dieux et les hommes, la vie et la mort n’est plus seulement la ligne toute tracée des destins ni une ligne de séparation ou de clôture mais un chemin d’élargissement et un horizon ouvert. Les personnages, après avoir vécu la chute dans le malheur extrême, l’errance, la folie et le désamour, ne vivront-ils pas une lente remontée vers la lumière et ne pourront-ils pas laisser gagner « le bleu » d’un vécu et mystérieux recommencement ? L’auteur inscrit cet espoir, d’Occident en Orient, de France en Grèce, dans une traversée menacée dont la trajectoire mène les protagonistes des bords ombreux du lac d’Annecy dans les Alpes jusqu’à l‘île de Sifnos à l’aube, « ultime terrasse sur la mer Egée», sorte de « bout du monde » et « avant-goût du paradis », comme si en ce lieu où origine et fin se confondent, où tous les éléments naturels, les couleurs et le langage entrent en dialogue, où les êtres célestes côtoient les humains, ses personnages pouvaient réintégrer l’ordre du cosmos dans une forme d’harmonie et accomplir « l’instant, provisoirement redressé », dans l’éternel présent de l’amour et de la beauté. Mais avant ce moment suspendu dans l’espace et le temps, il y a le constat désenchanté de l’état du ciel et de la terre, dressé par l’ange Raphaël dès le début du roman en un long monologue, sorte d’envoi en italiques qui jette les bases de l’intrigue à venir. L’emploi de la première personne sera symboliquement le privilège de l’ange dont les observations et commentaires omniscients ponctueront régulièrement chapitres ou parties alors que le reste de la narration se fera à la troisième personne dans la multiplicité des points de vue humains. Celui-ci donc, après avoir souligné la déréliction, l’impuissance, la mélancolie ou l’absence des dieux ou de Dieu, ainsi que l’instabilité, l’absurdité, la cruauté du monde terrestre, prend la décision d’instiller « une goutte de mieux dans la mer du pire » en faisant le choix, pari modeste, de descendre sur terre aider un couple à la dérive. Ce trio de personnages va permettre à Pierre Péju de varier les registres en mêlant le merveilleux et le réalisme, le tragique et le lyrique. Il fait ainsi de son roman un roman des sens et du sens, une fable à fonds mythologique et à portée philosophique et morale. Le tableau de la planète et de la vie détruite de ses personnages que l’auteur brosse dans toute la première partie de sa narration a la tonalité âpre de celle que nous connaissons dans l’ensemble de son œuvre romanesque. Les malheurs singuliers et les malheurs collectifs, Pierre Péju nous les donne à voir, je l’ai dit, à travers le regard de l’ange Raphaël, mais aussi à travers celui des deux autres héros, Mathias, médecin humanitaire, gynécologue à Annecy mais exerçant différentes missions autour du globe, et sa femme Nora, fille d’un résistant grec à l’époque des Colonels, peintre reconnue et mère ravagée par la mort d’un enfant. « Mortels, malheureux mortels », ces deux-là et tous les personnages secondaires qui les entourent portent leur croix (martyre d’un père et perte d’un fils et de son art pour Nora, solitude et incommunicabilité pour Mathias qui teste ses limites par la varappe, marginalité et mort violente pour Nikos leur enfant, misère psychologique et sociale pour Elsa sa compagne qui a du mal à être mère comme la Thérèse de la Petite Chartreuse, enfance ballotée et meurtrie pour leur fils…), mais la place donnée par l’auteur dans leur vie à la nature, à l’art, à la médecine, à la révolte ou à la relation à l’autre porte en germe la possibilité de recommencer la vie « par-delà le désespoir ». Pierre Péju dans ce roman est disciple de Camus. Comme lui, il met l’accent sur l’importance des forces naturelles et sur la puissance des mythes, comme lui il œuvre à maintenir une forme de fraternité et d’espoir mais sans nous bercer d’illusions sur l’homme et son ambivalence, ni sur les épreuves de sa condition. Le roman n’est nullement idéaliste, la folie, la destruction, la haine rôdent, le mal est là mais sa réalité n’empêche pas le désir d’absolu et l’ouverture au beau, au bien et au vrai. Raphaël l’ange semble attiré par cette humanité capable du pire mais aussi du meilleur quand elle revient à la source sacrée de la vie. La présence de l’enfance tout au long du roman en est le signe le plus infrangible que nous donne l’auteur. Si nous savons le déchiffrer, il nous fait comprendre la profondeur de l’histoire racontée. Dès le cinquième chapitre, l’enfant de Nora, Nikos, apparaît comme « l’enfant talisman » dont le regard abrite « un vieux sage lui-même enfantin ». Sa venue au monde a permis à Nora d’apaiser les anciennes blessures et de changer les couleurs de sa palette en accordant « la maternité et sa vocation picturale ». L’enfant n’entrave donc pas sa création (et Pierre Péju, sans le dire, combat avec efficacité cette idée reçue) mais annonce au contraire que « la promesse de la lumière », qui est sa quête dans la peinture, un jour « sera tenue ». L’écrivain nous montre magnifiquement que, jusque dans les situations les plus extrêmes d’errance, de guerre ou de misère, l’enfant demeure ce pourvoyeur de clarté, « d’instant très pur ». Il crée d’ailleurs le personnage de Mathias à partir de cette expérience. Très jeune, celui-ci a découvert, sous « le visage irrité et sale » du bébé d’une SDF qu’il a tenté d’aider, l’absolu d’« une vie minuscule et secrète ». De ce moment est née sans doute sa vocation d’obstétricien engagé. S’il est déjà signifiant que pour les deux héros l’enfance ait une telle amplitude dans leur destin, le miracle réalisé par l’ange en renforce l’aura. N’est-il pas étroitement en lien avec l’arrivée d’un nouvel enfant dans leur vie à un moment où elle se délite entièrement ? L’art du conte va, à partir de l’apparition du fils de Nikos, l’enfant de Nora assassiné, dérouler une série d’évènements et de métamorphoses qui touchent l’ensemble des personnages et bousculent leurs « trajectoires » linéaires, en faisant se croiser autrement leurs vies, les emboîtant les unes dans les autres par cercles successifs, jusqu’à ce centre, l’île grecque dont nous avons parlé, où ils vont retrouver unicité et unité. C’est à ce moment du récit que Pierre Péju fait réapparaître le personnage d’Isis, « jeune fille au voile couleur d’arc en ciel », venue au début de l’histoire s’accouder près de Raphaël pour « jeter elle aussi un coup d’œil au monde d’en-bas ». « Frêle messagère céleste », n’est-elle pas la jeune déesse symbole de la maternité et protectrice des enfants et des morts ? Avec un autre intercesseur, le pope Georgios, à mi-chemin lui entre les hommes et Dieu, elle va présider aux retrouvailles des personnages et ouvrir la « magique profondeur du temps » en permettant aux deux mères meurtries, Nora et Elsa, d’emprunter à nouveau la voie de l’amour, y faisant entrer par là-même Mathias et l’enfant prénommé symboliquement par l’auteur Nikos lui aussi. Comme si la douleur vécue ne pouvait plus empêcher la joie de renaître dans le cycle infini de la vie où un enfant mort tient la main d’un enfant vivant. Pierre Péju nous renvoie ainsi au mythe de l’Éternel Retour mais en laisse ouverte l’énigme. Le roman se clôt en effet sur le voyage où tous s’embarquent pour « l’île des morts » ou « l’île des amoureux », deux noms pour un même pays natal, dont on « espère seulement » ne jamais revenir. Son sens, convoyé par la lumière des « derniers rayons du jour », « l’écharpe au vent » d’Iris, « l’index levé vers le ciel » du pope et le vœu prononcé par Mathias, renvoie le lecteur, comme l’auteur, à ce qui nous dépasse, un inconnu qui peut-être « fixe enfin son chemin »1… Sylvie Fabre G. D.R. Texte Sylvie Fabre G.
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