Le 2 novembre 1699 naît à Paris Jean-Baptiste Siméon Chardin.
Jean-Baptiste Siméon Chardin,
Autoportrait aux lunettes et à « l’abat-jour », 1775
Pastel sur papier bleu, 46 × 38 cm
Paris, Musée du Louvre.
Fils d’un menuisier du roi, spécialisé dans la fabrication des billards, Chardin semble avoir travaillé à la restauration de tableaux, notamment chez le peintre Pierre-Jacques Cazes puis dans l’atelier de Noël-Nicolas Coypel. En 1728, à l’âge de vingt-neuf ans, Chardin entre à l’Académie royale avec deux tableaux : La Raie ouverte et Le Buffet (Musée du Louvre). Inspirées de la vie quotidienne, ses premières toiles, à la manière flamande, sont des natures mortes : Lièvre avec chaudron de cuivre, un coing et deux marrons (1726-1728) ; Lièvre avec une gibecière et une boîte à poudre (v. 1727) ; La Raie (1728). Après cette période qui fait de lui un maître de la nature morte, Chardin se consacre aux scènes de genre. L’observation de la petite bourgeoisie lui offre nombre de scènes familières ancrées dans la simplicité de la vie courante : Dame cachetant une lettre (1733, Berlin Charlottenburg), Jeune dessinateur taillant un crayon (1737), L’Enfant au toton (v. 1738, Louvre), La Pourvoyeuse (1738), L’Écureuse (1738), La Mère laborieuse (v. 1739-1740), Le Bénédicité (1740). Dans la dernière période de sa vie, Chardin se fait portraitiste : Autoportrait aux bésicles (1771), Autoportrait aux lunettes et à « l’abat-jour » (1775), Madame Chardin (1775), tous trois au Musée du Louvre, témoignent de la finesse psychologique avec laquelle Chardin a réalisé ces toiles. Certains critiques reprochèrent au peintre ses sujets « bas et communs ». Diderot lui-même fit quelque temps la moue face à ces toiles silencieuses. En 1895, Marcel Proust consacre à Chardin un manuscrit de dix feuillets (actuellement conservé à la Bibliothèque nationale de France). Ci-dessous un extrait de ce manuscrit, issu du volume Marcel Proust, Chardin et Rembrandt (Le Bruit du temps, 2009).
JEAN-BAPTISTE SIMÉON CHARDIN, par MARCEL PROUST (extrait)
Prenez un jeune homme de fortune modeste, de goûts artistes, assis dans la salle à manger au moment banal et triste où on vient de finir de déjeuner et où la table n’est pas encore complètement desservie. L’imagination pleine de la gloire des musées, des cathédrales, de la mer, des montagnes, c’est avec malaise et avec ennui, avec une sensation proche de l’écœurement, un sentiment voisin du spleen, qu’il voit un dernier couteau traîner sur la nappe à demi relevée qui pend jusqu’à terre, à côté d’un reste de côtelette saignante et fade. Sur le buffet un peu de soleil, en touchant gaiement le verre d’eau que des lèvres désaltérées ont laissé presque plein, accentue cruellement, comme un rire ironique, la banalité traditionnelle de ce spectacle inesthétique. […]
Si je connaissais ce jeune homme, je ne le détournerais pas d’aller au Louvre et je l’y accompagnerais plutôt ; mais le menant dans la galerie Lacaze et dans la galerie des peintres français du XVIII e siècle, ou dans telle autre galerie française, je l’arrêterais devant les Chardin. Et quand il serait ébloui de cette peinture opulente de ce qu'il appelait la médiocrité, de cette peinture savoureuse d’une vie qu’il trouvait insipide, de ce grand art d'une nature qu'il croyait mesquine, je lui dirais : Vous êtes heureux ? Pourtant qu'avez-vous vu là qu’une bourgeoise aisée montrant à sa fille les fautes qu’elle a faites dans sa tapisserie ( La Mère laborieuse), une femme qui porte des pains ( La Pourvoyeuse), un intérieur de cuisine où un chat vivant marche sur des huîtres tandis qu’une raie morte pend aux murs, un buffet déjà à demi dégarni avec des couteaux qui traînent sur la nappe ( Fruits et animaux) moins encore des objets de table ou de cuisine, non pas seulement ceux qui sont jolis comme des chocolatières en porcelaine de Saxe ( Ustensiles variés), mais ceux qui semblent le plus laids, un couvercle reluisant, les pots de toute forme et toute matière (la salière, l’écumoire), les spectacles qui vous répugnent, poissons morts qui traînent sur la table (dans le tableau de La Raie) et les spectacles qui vous écœurent, des verres à demi vidés et trop de verres pleins ( Fruits et animaux). Si tout cela vous semble maintenant beau à voir, c’est que Chardin l’a trouvé beau à peindre. Et il l’a trouvé beau à peindre parce qu’il le trouvait beau à voir. Le plaisir que vous donne sa peinture d’une chambre où l’on coud, d’un office, d’une cuisine, d’un buffet, c’est, saisi au passage, dégagé de l’instant, approfondi, éternisé, le plaisir que lui donnait la vue d’un buffet, d’une cuisine, d’un office, d’une chambre où l’on coud. Ils sont si inséparables l’un de l’autre que s’il n’a pas pu s’en tenir au premier et qu’il a voulu se donner et donner aux autres le second, vous ne pourrez pas vous en tenir au second et vous reviendrez forcément au premier. Vous l’éprouviez déjà inconsciemment, ce plaisir que donne le spectacle de la vie humble et de la nature morte, sans cela il ne se serait pas levé dans notre cœur quand Chardin avec son langage impératif et brillant est venu l’appeler. Votre conscience était trop inerte pour descendre jusqu’à lui. Il a dû attendre que Chardin vînt le prendre en vous pour l’élever jusqu’à elle. Alors vous l’avez reconnu et pour la première fois vous l’avez goûté. […]
Dans les chambres où vous ne voyez rien que l’image de la banalité des autres et le reflet de votre ennui, Chardin entre comme la lumière, donnant à chaque chose sa couleur, évoquant de la nuit éternelle où ils étaient ensevelis tous les êtres de la nature morte ou animée avec la signification de sa forme si brillante pour le regard, si obscure pour l’esprit. Comme la princesse réveillée, chacun est rendu à la vie, reprend ses couleurs, se met à causer avec vous, à vivre, à durer. Sur ce buffet où, depuis les plis rapides de la nappe à demi relevée jusqu’au couteau posé à côté, dépassant de toute la lame, tout garde le souvenir de la hâte des domestiques, tout porte le témoignage de la gourmandise des invités, le compotier aussi glorieux encore et dépouillé déjà qu’un verger d’automne se couronne au sommet de pêches joufflues et roses comme des chérubins, inaccessibles et souriantes comme des immortels. Un chien qui lève la tête ne peut arriver jusqu’à elles et les rend plus désirables d’être vainement désirées. Son œil les goûte et surprend sur le duveté de leur peau qu’elle humecte la suavité de leur saveur. Transparents comme le jour et désirables comme des sources, des verres où quelques gorgées de vin doux se prélassent comme au fond d’un gosier, sont à côté de verres déjà presque vides, comme à côté des emblèmes de la soif ardente, les emblèmes de la soif apaisée. Incliné comme une corolle flétrie un verre est à demi renversé ; le bonheur de son attitude découvre le fuseau de son pied, la finesse de ses attaches, la transparence de son vitrage, la noblesse de son évasement. À demi fêlé, indépendant désormais des besoins des hommes qu’il ne servira plus, il trouve dans sa grâce inutile la noblesse d’une buire de Venise. Légères comme des coupes nacrées et fraîches comme l’eau de la mer qu’elles nous tendent, des huîtres traînent sur la nappe, comme sur l’autel de la gourmandise ses symboles fragiles et charmants.
Dans un seau de l’eau fraiche traîne à terre, toute poussée encore par le pied rapide qui l’a vivement dérangée. Un couteau qu’on y a vivement caché et qui marque la précipitation de la jouissance, soulève les disques d’or des citrons qui semblent posés là par le geste de la gourmandise, complétant l’appareil de la volupté. […]
Marcel Proust, Chardin et Rembrandt, Le Bruit du temps, 2009, pp. 9-10-11-12-14-16.
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