Ph. Claude Rouyer, in Le Travail de mourir, page 23.
LA MACHINE À TRICOTER-ÉCRIRE D’EMMANUELLE PAGANO
Cactus cygnes grenouilles carottes crues. Et des brebis. Un ruisseau où pêcher les grenouilles. Grenouilles d’hiver grenouilles d’été. Un pays aride de causse et de terre à travailler sous le soleil et sous le vent. Et des transhumances, de troupeaux et d’hommes. Les uns quittant la campagne pour la ville, les autres quittant la ville pour s’emparer des terres délaissées par les paysans. Afin de nourrir des rêves d’origines perdues. Mais aussi un tricotin rouge et vert, version miniature de la machine à tricoter d’une « tante préférée » et loufoque. Et un oncle « empierraïre », tout à la fois fossoyeur et croque-mort. La machine à tricoter les histoires d’Emmanuelle Pagano brode, tout au long du Travail de mourir, les vies et les morts minuscules de « sa » famille paysanne. Non pas toute la famille. Une partie seulement. Celle de la tante préférée, « tricoteuse à domicile », de son mari jardinier, et des autres, dont on cerne, le temps d’une visite ou d’un enterrement, quelques traits croqués à-vif.
Par quels chemins, dans ce récit sobre tout en finesse, d’apparence si simple, se font le travail d’écrire et celui de mourir ? Il faut suivre, maille après maille, jusque dans les moindres plis, les trames nouées par le tricotage habile de l’un avec l’autre. Il faut d’abord remonter jusqu’à l’enfance de la narratrice. Retrouver, sous son ombre et portée par sa voix, la saveur un peu fanée des longues heures « sépia » passées à lire ou à regarder la tante s’occuper à son ouvrage. Une véritable artiste, cette tante originale au caractère bien trempé, qui savait tirer des mouvements de va-et-vient de ses chariots, toutes sortes de styles : « le jacquard, le jacquard double fantaisie, le jacquard norvégien, le point ramassé ajouré, le motif “fil tiré”, le point avec maille et attente, le point glissé, le point avec jetés, le point mousse, et tout ça dans toutes les couleurs et toujours dans la laine de nos moutons… »
De ces moments complices, teintés de la grisaille ordinaire des jours et néanmoins perlés de rires et de fantaisie, la narratrice a gardé un souvenir aigu. Adulte, elle en savoure encore les moindres détails. Non, parfois, sans un voile de nostalgie. De ce monde en effet, il ne reste rien ou si peu de choses. Des images de magazine galvaudées ; des propos prétentieux et vides qui sont « à mille lieux (sic !) de la suffocation de l’étable, des bêlements essoufflés, des odeurs épaisses de chairs blanches en sueur, des nuits interminables lorsque nous aidions aux agnelages qui se succédaient. » Les champs ont disparu, avalés par les autoroutes. Les cousins, enfants, petits-enfants, se sont « égarés dans des fonctions administratives ». Reste la mémoire, faite de « pensées traversantes et fluctuantes ». Et « les souvenirs chancelants », qu’Emmanuelle Pagano tricote avec art pour en faire un livre que l’on ne se lasse pas de relire. Tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre sens.
De son adolescence, la narratrice a également gardé les gestes précis et répétitifs que lui imposait jadis son tricotin. À son insu, l’enfant en a enregistré le rythme. Les tours et les détours. Ceux-là mêmes qui ont donné sa forme à son écriture d’aujourd’hui. « J’écris en rond », écrit-elle. « Un pli » qui a été pris du temps du tricotin rouge et vert et qui a imprimé sa marque jusque dans la trame du texte. Seule différence de style entre le travail de la tante et celui de la nièce, la couleur. Au style coloré de l’une vient s’opposer la couleur monochrome de l’autre. « J’écris des histoires, mais dans un seul style et d’une seule couleur. » Un style en boucle.
De fait, cette circularité de l’écriture apparaît dans la construction du récit qui n’a, selon l’écrivain, ni commencement ni fin. « Ce que j’écris n’a pas vraiment de début, pas de fin, et je reviens toujours au même endroit du récit. J’écris à l’endroit, à l’envers, en boucle ». Cette circularité transparaît parfois dans certaines descriptions, nouant ensemble, par la reprise de mots ou d’expressions, les images qui transitent d’une phrase à l’autre. Ainsi, par exemple, de la description qui lie la tante à sa machine :
« Ma tante… tricoteuse ». / « Tricote » / « Machine… poussière ». / « Poussière… moutons… bon fonctionnement de la machine à tricoter ». / « Les moutons… divers fils de laine ». / « Le bon fonctionnement de ma tante… mouton noir de la famille, un mouton noir haut en couleurs »
Entre la tante et sa nièce – elles se ressemblent étrangement, jusque dans leurs menus rituels ― court, dans un même espace, une même passion, chacune écrivant en parallèle de l’autre, l’une avec sa machine à écrire, l’autre avec ses fils de laine. De sorte que les parallèles finissent par se rejoindre dans le tressage d’une métaphore filée émouvante :
« Après avoir suffisamment lu, je me levais ankylosée pour aller piqueter à la machine des textes immatures, d’une écriture de lait que je croyais naïvement poétique et rebelle. Je m’étais installée depuis belle lurette sur un bureau jouxtant sa machine, en vis-à-vis. Je croquais dans la carotte, je tenais le rythme, le visage et les gestes de ma tante m’apparaissaient comme dans une vignette à découper, délimitée par les pointillés du tricot. »
Le récit progresse, cependant, vers « le travail de mourir ». Avec la mort de l’oncle, la tante s’invente un nouveau rôle, fait de masques et de voiles, de déguisements et de costumes. Confrontée à sa toute jeune vie de veuve, elle ne perd rien de sa loufoquerie, de ses fantaisies, de ses « pétillements ». Après toute une vie passée aux côtés d’un fossoyeur qui en sait long sur la question des réductions ― des terres qui gardent les corps / de celles qui les mangent ―, la voilà « mariée avec un mort ». Et sans doute « fiancée à la mort elle-même ». Pourtant, quelque chose d’incongru l’inquiète. Comment expliquer qu’elle rapetisse ? Qu’elle diminue ? Qu’elle disparaisse ? Sur ce phénomène étrange, elle interroge sa nièce. Qui assiste, impuissante, à la réduction, de son vivant, de celle qu’elle aime tant. « Elle réduit petit à petit, à petit feu, de feu mon oncle. » Avec l’amenuisement de la tante, ce « feu qui couve » dans ce corps qui va son chemin vers la disparition et vers le gris des cendres, surgit dans le sommeil de la narratrice un rêve étonnant sur le « travail de mourir ». Un travail qui se fait dans une salle appropriée, semblable à la salle de travail de la mère en train de mettre au monde son enfant. Un travail avec préparatifs et cérémonial. Et suspendu à la porte, un petit écriteau mentionnant : « Mourant au travail, ne pas déranger ». Avec au verso : « Rêveur au travail, ne pas réveiller ».
Que restera-t-il lorsque le gris aura tout envahi, repoussant les couleurs enjouées de la vieille dame dans des confins inaccessibles et oubliés ? Il restera « des histoires, des rêves, de la mémoire : du petit vent ». « Du petit vent » qui se faufile sous la peau, la faisant chatoyer de plaisir. Il restera une écriture talentueuse pour dire ce qui fut de cet « ici » que l’adolescente appelait « ici c’est toujours pareil ». Et le souvenir du « déhanchement grotesque » de la tante qui fait écrire à la nièce : « je me dis qu’on avance jamais qu’en boitant, et que je boite moi aussi, même si ça ne se voit pas. »
Ce récit bouleversant est accompagné de onze photographies de Claude Rouyer. Quelques décors : murs froids d’un crématorium ? Jeté de lit tricoté en patchwork, couette suspendue à une porte, lit inversé. Et une déclinaison de portraits en couleur d’une vieille dame hiératique dans ses voiles et ses masques, un peu chamane/fétichiste, ― tricotant une longue chevelure de femme ―, avec cornes de bélier pour habiller ses mains, hibou pour accompagner sa rêverie ; fée ou sorcière, ogresse dévoreuse d’enfant ? Peut-être. On devine, dans cet hommage silencieux, la tante préférée du récit, même si les photos ne sont jamais redondantes avec le texte. Bien au contraire, elles donnent au Travail de mourir sa couleur d’« inquiétante étrangeté ».
Un beau travail d’écriture/lecture/entrelaçage, dont le lecteur doit la publication à la jeune maison d’édition indépendante (créée en septembre 2011 par Frédérique Breuil et Mathilde Levesque) Les inaperçus (dont Le Travail de mourir est le quatrième opus).
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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