Ph., G.AdC « NOTRE JOIE SALIT TOUT LE MIROIR » Je lui demande ce qu’il a, il me répond : toi.
Tout débute. Nœud des pronoms attachés (trait d’union), verbe au diapason d’homophoniques étreintes nues : Nouons-nous (nous-on-nous ?). D’emblée. Geste. Pas une question, une suggestion : réalisation dans la langue de l’attraction je/tu, communément deux-en-un. Alors petits récits juxtaposés entrecoupés de pauses réflexives. Deux unités vers seule contraction. Narrateur/narratrice, les instances multiples alternent pour que chacune tende vers la fusion. Acte dirigé, faire corps ou souffle commun. Au commencement, le deux posé ne demande qu’à se confondre : « Entre lui et moi, juste la place d’un tissu tendu comme du papier. » Au milieu, l’attrait d’un verger d’enfance, classement des arbres fruitiers comme un écolier rangerait ses craies, s’il en avait encore, avant de lire sur l’ardoise les noms qui composeront son souvenir : « Cerisiers, pommiers, abricotiers ». Ce jardin qui n’est plus, enceinte des parents sévères perdus, revient entre deux textes avant l’évocation tendre de l’amoureux « accordéoniste » rencontré lors d’une noce qu’il fait danser : « Ils étaient tous si serrés, engoncés. Un seul ouvrait les bras, et c’était lui. Pour faire de la musique il embrassait l’air, il accueillait le vide, il respirait à grands gestes. » Ouverture des bras où prendre place : écho dans le texte d’Emmanuelle Pagano. Il échappe à un genre précis, ce livre égrenant les notations poétiques et brèves, prenant parfois la forme de vérités nues désarmantes, naïves, revenant de bords éculés de la réflexion dans leur immédiate candeur : « Je pourrais l’accompagner n’importe où, même ici. » D’autres, à la portée particulière et concrète, placent des sensations inattendues facilitant la représentation d’un état psychologique, son enracinement : « L’aimer c’est m’inquiéter. L’air devient solide dans ma gorge. » Les sensations, perpétuellement présentes, se substituent au logos, à une pensée logique et raisonnante qui permettrait d’analyser notre rapport au monde. Nouons-nous ne dissèque pas, il approche, par frottement, à tâtons, ou d’une oreille, le corps de l’autre (de même sexe parfois) désiré. La lecture est celle du corps : odeur de l’autre perçue comme étant sa substance même, son être, à l’égal de la salive, du sperme, des larmes de l’aimé une à une répandue dans le sexe de celle qu’il aime – elle voudrait le consoler mais goûte la douceur salée en elle qui se verse. Nous suivons la petite musique de la narratrice éprise (…ou du narrateur…), nous charmant. Voix douce, l’air de rien, elle recompose dans un joyeux désordre la trame d’une rencontre pour revenir au quotidien, liant tout, comme sont noués les amoureux qui dansent. Après l’accordéon dans les bras ouverts du musicien, une amoureuse (autre je ou variante du premier) porte à ses lèvres l’embouchure du saxophone. Langage du corps, l’objet existe peu sans sa capacité à relier à l’autre, les êtres inventent une communication sensuelle où s’imprégner (ou imprégner) des humeurs du corps, lèvres laissant saliver le désir sur la bouche de l’instrument qui rejoindra celle de l’aimé. « [O]utils coupants, des ciseaux fins, des coupe-ongles, des rasoirs, des pincettes », autant d’instruments pour les mains qui fabriqueront « des personnages et des décors de théâtres d’ombre » ; ce que la narratrice transformera avec « ses mains augmentées ». « [A]musement », mot maître de l’amoureuse qui s’attendrit d’un geste (écarter la peau des fruits, du boudin pour ne savourer que la chair) : dresser ainsi un glossaire d’habitudes infimes et signifiantes. Dans la géographie amoureuse, l’autre devient diversions souriantes. La contagion s’opère du geste amoureux au rire qui est une autre forme de déclaration : « Tout le monde nous regarde. Gêné, il essaie d’étouffer mon rire avec sa main, qui moule ma bouche. Je continue de rire dans ses doigts, il rit à son tour car ça le chatouille. » Force enfantine, laisser aller le geste jusqu’à son terme dans sa délivrance joyeuse. Ou résister lorsque l’on refuse la rupture, éviter le face à face s’il se réduit à une parole d’adieu : « Elle ne trouvera pas de temps pour me parler seule à seul. » Stratégie en forme de jeu, refus de cesser. Parfois, oui, des séparations dénouent le fil du texte, les fragments dispersent les émotions d’un « nous » qui se scinde comme cette femme élagueuse qui continue à couper les branches « sanglée, la tronçonneuse dans le dos » comme du temps où son homme la trouvait ainsi désirable. Les récits correspondent à des phases différentes. Fin de parcours, cela arrive, mais l’enchaînement sur l’union de deux bouches se donnant à boire « de rire en rire » désamorce les scènes de rupture. À plusieurs reprises, le rire partagé (son éclat) fixe la reconnaissance amoureuse. Capacité à connaître le diapason : la musique, bien présente, accorde les cœurs et l’instant où les amoureux rient ensemble dans la salle de bain « en postillonnant » : « Notre joie salit tout le miroir. » La salive n’est pas seulement échangée dans les baisers, la bouche peut faire boire l’autre comme un même rire éclate en laissant des traces enfantines semblables à la buée d’un baiser sur la vitre. Écrire à même. Un seul auteur pour nouer des narrateurs au livre, dans le même espace. Les gestes entre les êtres multipliés dans les récits morcelés se fixent sur une image. Le deux en tous : facettes du miroir sur une route bordée de lèvres et mains, de sexes et ventres. Au cœur de ces allers retours, le livre est compagnon. Mis en abyme, il ne s’interpose pas, il devient allié de fusion. Inscrit dans l’attente de l’autre et de l’union : « Je m’inquiète pendant je ne sais combien de pages. » Unité de mesure du temps, il évite la désertion ou l’angoisse, il occupe l’espace qui sépare les deux corps, les deux êtres fatalement unis au terme de ce laps – ou séparés, définitivement dénoués. Isabelle Lévesque D.R. Texte Isabelle Lévesque pour Terres de femmes |
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