éditions Zulma, 2013.
Lecture de Marie-Hélène Prouteau
Ph., G.AdC [CE ROMAN EST UN POÈME] Voici un roman singulier et qui prend toutes les libertés avec les formes d’écriture. Les lisières des genres s’effacent. Roman, poème, conte d’aujourd’hui, il est tout cela, ce livre de deuil. Il était une fois, dans une presqu’île au nom merveilleusement antique, une jeune fille qui tentait de surmonter la douleur causée par la chute mortelle de son amie Arthénice, sa partenaire funambule. Cette Lucia Antonia qui fait entendre sa voix dans des carnets semble sortie de l’Écume des jours ou d’Alice au pays des merveilles. C’est dire si nous sommes loin du chant de déploration et du tombeau. Daniel Morvan se saisit de la fiction et du romanesque, les fait voler en éclats. La cohérence d’ensemble, profondément originale, repose sur la forme poétique et narrative de l’injonction initiale, « Choses à faire ». Ceci n’est pas sans rappeler Notes de chevet, de Sheï Shōnagon, auteure du Japon de l’an mille, qui décline sa poésie sur le mode des listes. Dans ce bloc-notes à l’ancienne, Daniel Morvan invente une écriture syncopée, au gré des vibrations intérieures du personnage et des signes du monde. Il pose son regard sur les salines, sur les gestes des hommes qui y travaillent, sur la beauté des choses changeant avec les marées. L’action, jamais située dans le temps, est une suite de fragments, enlevée comme le sont certaines suites de Chostakovitch, dont le nom revient associé au souvenir de la jeune morte. Entre ces fragments, beaucoup de blancs, à l’image du vide au-dessus duquel marchaient les amies funambules. La langue est tout en retenue, tendue, sensuelle. « Tendre un fil » : le jeu de l’infinitif, répété à plusieurs reprises, donne un phrasé surprenant à ces pages. Par ce verbe nu, sans pronom, il s’agit, pour la narratrice, de fixer brièvement des tâches et, par là, de canaliser la douleur. Ce mode de la vitesse correspond parfaitement au personnage que l’on sent comme une boule de pures tensions. Contrairement aux apparences, l’infinitif ne promet pas l’infini. Depuis que Lucia Antonia s’est retirée dans cette presqu’île, elle vit sans argent, rencontre Eugénie et Astrée, deux réfugiées, un garçon voilier, un peintre, elle se promène dans les salines et voit partout l’image de la disparue. « Tracer un plan du marais », tel sera l’infinitif qui pointe sa détermination tenace : « C’est là que je fonderai le nouveau cirque d’Arthénice ». Dans ces cent soixante et onze moments vient se lover en creux le portrait de l’amie, limpide et lumineux. Qu’elle nous la présente humant une odeur de salicorne, jouant les belles dames au salon bleu ou s’élançant sur le fil, Lucia Antonia s’approche au plus près de la disparue, jubilante, libre et fantasque. Bonheur et douleur convoqués ensemble. Le mot de « traversée » fait retour dans le texte, recherche vacillante sur le fil au-dessus du vide, physique et métaphorique. Ce mot ne désigne-t-il pas aussi la traversée du deuil ? Un an après cette mort, la narratrice est tournée vers un projet, vers un possible. La douleur n’en est pas moins là, elle fait peu de bruit mais résonne en trouées fulgurantes : « Si je pense à elle, je tombe ». Au-delà, dans l’intention de fonder un cirque, Lucia Antonia invente quelque chose de plus durable, sorte de fondation symbolique dédiée à la morte pour qu’elle continue d’habiter ce monde. Elle sera aidée de ces réfugiés africains qui s’appliquent à restaurer les salines abandonnées, ces êtres qu’elle se révolte de voir reléguer dans les marges. La métaphore du fil ne cesse de se déployer dans ces pages : il est le fil du spectacle merveilleux qui unissait les deux partenaires ; il est ce fil tissé par les Parques qui figure la vie, brusquement cassé dans cet accident, il est enfin le fil qui permet de nouveaux liens avec son ami, avec Eugénie et Astrée, ce qui fait renouer la narratrice avec l’avant des choses. Il dit, bien sûr, le travail de l’écrivain. La grande réussite de ce livre tient à l’ajustement du son au sens. Ce roman est un poème. Personnages et lieux évoquent des éléments du réel et, pourtant, nous avons l’impression d’entrer dans un autre monde. Celui du rêve, de la poésie. Celle-ci affleure dans l’art très maîtrisé de la nomination : beaux prénoms à l’ancienne, noms de la faune des marais, noms des exercices acrobatiques. Les « oeillets » ne sont plus des fleurs mais les bassins des salines, les « guirlandes », les « mâts chinois » désignent des termes du cirque. Ce pouvoir humble et ténu de faire dire aux mots autre chose qu’eux-mêmes, n’est-ce pas la marque de la littérature ? Et c’est à travailler cette pâte que s’emploie Daniel Morvan, en prenant à pleines mains ce sel des mots. Ce sel qui, sans cesse, donne sa saveur à ces pages, le sel de la terre et de la mer que l’on récolte, le pacte de sel entre les amies, la figure aussi de la douleur qui ronge et le goût des larmes : « J’ai voulu ce pays de sel pour y gercer comme des lèvres altérées ». Dans le registre des grandes images, comment ne pas évoquer celle de la jeune-fille-oiseau, silhouette tout en fluidités et envols qui hante le texte : « Chaque aspect du jour et de la nuit renferme une parcelle d’Arthénice, ainsi qu’un vol d’aigrettes éclate parfois, s’effarouchant d’un bruit, d’une ombre, projetant les oiseaux dans toutes les directions comme autant de couteaux qui m’atteignent tous ». Dans ce vol brusquement dispersé des aigrettes, nous voyons et entendons sa chute. La poésie est là, à tout instant, dans ce plaidoyer pour la force des rêves et la fantaisie (références à la magie, oracle, images de monstres de foire, cartes de jeu clins d’œil à Lewis Carroll). Le cirque, à lui seul, fait naître un imaginaire merveilleux avec ses roulottes à la Van Gogh, sa danseuse sortie d’un tableau de Chagall ; ce petit cirque familial qui passe dans les bourgs n’est-il pas celui que Goethe promène par les routes des Années d’apprentissage ? Il faut lire avec lenteur cette prose poétique qui marie légèreté et profondeur, empreinte, par moments, d’une sorte d’ironie stendhalienne. L’image de la jeune morte s’entrecroise avec une pensée-rêverie sur la mort en général. Portée par des éléments intemporels, le maître du moulin, la chapelle de Clarté, la voilerie qui effacent presque les traces de la modernité, l’interrogation se fait universelle. Le livre a ainsi quelque chose de la consolatio ancienne. « Où vont les morts ? » se demande Lucia Antonia en nous livrant d’émouvantes pensées sur la présence-absence de la disparue. Est-elle dans les objets familiers ou dans les images d’elle que la narratrice fuit avec colère car elles lui semblent une trahison ? N’est-ce pas dire que la seule vraie image de nos morts est en nous, à condition de leur assigner la place singulière qui était la leur de leur vivant, nous dit Lucia Antonia ? La perte, le sentiment du manque sont intimement liés à l’art dans ce roman : d’un côté, le geste d’écrire ces carnets, « gravés dans le marbre » selon la narratrice, est lié à l’expérience de la disparition ; de l’autre, le peintre, Pierrot blanc des Enfants du paradis, apparaît comme celui qui a été quitté par son modèle préféré. Il était aussi illusoire pour lui de penser posséder son modèle qu’il n’est acceptable pour Lucia Antonia de voir capter l’image d’Arthénice dans un des tableaux du peintre : la vie déborde toujours l’art. Le peintre en a l’éblouissante révélation en voyant Astrée et Lucia Antonia danser le long des étiers. Ce peintre qui porte un lourd chagrin est-il un double de l’auteur qui a lui-même perdu sa fille ? On peut le penser. Le tableau final du peintre réunit l’image des deux amies, avec ce don de voyance propre à la peinture qui est de faire voir l’invisible. Cette mise en abyme qui enchâsse, dans un paysage pastoral digne du Lorrain, un petit cirque bohémien est à l’image de tout le livre, audacieuse et baroque. Daniel Morvan a réussi une superbe « Consolatio à Lucia Antonia ». Marie-Hélène Prouteau D.R. Marie-Hélène Prouteau pour Terres de femmes |
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