L’Atelier contemporain, 2013.
Lecture d’Angèle Paoli
Ph., G.AdC
Une petite écriture fine, légèrement inclinée vers la droite, court sur une trentaine de pages. Quelques ratures, à peine, viennent émailler le texte, ici ou là. Trois fois répété, trois fois souligné, le nom de Suzanne impose sa voix injonctive : Suzanne ! Suzanne ! Suzanne ! On est au chapitre 8 de ce « brouillon » d’auteur, repris à l’identique quelques pages plus loin, comme un écho soutenu en écriture italique, par le récit lui-même. Ainsi se présente, sous forme d’un miroir textuel, le récit de Claude Louis-Combet, Suzanne et les Croûtons. La même petite écriture fine précise, dans la vignette de la première de couverture, que Suzanne et les Croûtons s’inspire du Livre de Daniel, récit biblique apocryphe. Connu le plus souvent sous le titre « Suzanne et les vieillards », l’épisode du Livre 13 est ici transformé en une vision tout autre. La « chaste Suzanne » des origines, symbole du désir masculin, surprise dans sa nudité par des vieillards libidineux, mise à mal par leur soif de vengeance et sauvée in extremis par l’intercession du jeune prophète Daniel, s’abandonne consentante — sous la plume complice de Claude Louis-Combet — aux désirs lubriques d’une armada de croûtons flapis. « Non pour l’édification des croyants, mais pour la mise en valeur et le soulagement des fantasmagories du sexe ». « Dérision », « fabulation grotesque », « érotique et fantasmatique », telles sont les expressions employées par Claude Louis-Combet pour qualifier son récit. Empruntant au topos de la culture occidentale, — depuis la Suzanne au bain d’Albrecht Altdorfer jusqu’à celle de Théodore Chassériau en passant par la Suzanne au bain et La Chaste Suzanne des peintres Véronèse, Tintoret, Gentileschi (Artemisia), Rembrandt, Rubens, Moreau…, le récit s’éloigne de l’archétype biblique pour créer une fable moderne de l’outrance, où le désir carnavalesque des croûtons, tout en grimaces hallucinées et en folie, explose à la face du lecteur. En une quarantaine de pages, l’auteur de Blesse, ronce noire et d’Ôo, ménageant le suspens, fait monter la tension par paliers jusqu’à la déflagration finale, apocalypto-cosmique. C’est d’abord une « attente infinie » qui met les pensionnaires « encasernés » dans la « Clinique du Confluent » — établissement qui tient à la fois de la maison de retraite et du bordel — en état de frénésie permanente. Vidés de leur esprit et de leur substance, les vieillards lubriques, occupés à des masturbations sans retenue ni pudeur, attendent la venue de Suzanne, leur « pôle unique d’attraction et de fixation ». Chacun, en ce qu’il lui reste de conscience et de « for intérieur », espère de la belle qu’elle saura rendre à son corps décharné, l’éphémère jaillissement de sève et l’explosion de vie dont il est depuis longtemps privé. Cet « Avent », auquel la bande de compères — ex-ripailleurs invétérés — se prépare activement et frénétiquement, ne saurait tarder. D’autant qu’il a été claironné par le « doyen et souverain seigneur, Rex Veterum », le plus que centenaire ci-devant « Roi des Flapis ». Incarnation du désir masculin portée au paroxysme, préfiguration du baptême pour l’Église, la Vierge des vierges (elle est cependant mariée, épouse du riche Joakim) est ici figure de rédemption. Investie dans la nouvelle de Claude Louis-Combet d’une mission thérapeutique susceptible de ranimer, pour un temps, les malheureux vieillards, Suzanne, s’exposant sans pudeur à un exhibitionnisme forcené, excitant le voyeurisme exacerbé des « croûtons », participe du désir puissamment fantasmé qui convulsionne les corps de ses amants. Nue et offerte, béante, Suzanne offre sa chair écartelée par ses caresses et ses orgasmes. Tandis que de l’autre côté de la vitre qui la sépare des vieillards – la claustra de Tintoret ou les frondaisons qui masquent dans la peinture la présence ricanante des deux vieillards —, les « croûtons » pantelants feulent leur désir. Voyeurisme et exhibitionnisme, éros et thanatos, mort et résurrection, profane et sacré, tout le récit est tendu par ces antagonismes qui s’entremêlent avec la plus grande dextérité, sous la plume ouvragée de Claude Louis-Combet. Ainsi le récit, construit sur le suspense, s’épanouit-il, semblable à une fleur vénéneuse qui ne craint pas d’exhiber les splendeurs qu’elle recèle dans les secrets de sa chair. Jusqu’à l’apothéose finale, inattendue. Il faut une plume éminemment experte, trempée dans la flamboyance d’une écriture recherchée — pas de retenue chez Claude Louis-Combet, qui use en abondance d’adjectifs et d’adverbes, et scande en orfèvre le rythme de ses phrases — pour faire de ce récit bref un bijou ciselé avec art. Une eau-forte à la manière de Jacques Callot, une vision à la Jérôme Bosch. Si l’obscène est présent dans les gestes et les grimaces des vieillards — maintenant le lecteur au bord du malaise —, il est transcendé par la beauté convulsive de Suzanne qui draine un rêve puissant. Celui de redonner vie à ces déchets humains flaccides ; de faire que leur chair retrouve, comme par miracle, la force vive qui était jadis la leur. Seule Suzanne, dont le nom murmuré entre les lèvres comme le chant d’une source lointaine, peut, par sa générosité et par le don absolu qu’elle fait d’elle-même, secourir l’âme en perdition des « croûtons ». Vision « révélatrice » que celle que Claude Louis-Combet fait surgir à partir des images bibliques, revisitées et réinterprétées. Révélatrice des désirs enfouis de la terrible humanité des vieillards, retranchée derrière les cloisons mortifères des hospices où ils attendent la mort, la vision de Claude Louis-Combet puise sa sève dans les involutions de son écriture. C’est là, dans ce creuset volcanique, que le rêve se fait chair. Par-delà l’obscène et par-delà la dérision originelle. Angèle Paoli D.R. Texte angèlepaoli |
CLAUDE LOUIS-COMBET Eric Toulot, Portrait de Claude Louis-Combet ■ Claude Louis-Combet sur Terres de femmes ▼ → Bethsabée à jamais → Celle par qui la ténèbre arrive (note de lecture d’AP) → Depuis le temps que la chair s’épure → Hiérophanie du sexe de la femme → Isula, insula → « J’écris du désir comme du désert » → Mala Lucina → Noyau central → Le Nu au transept (note de lecture d’AP) → Radeau de la première femme, III (extrait de Dérives) → Résurgences |
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