Cascade de Pissevache Ph. © Tous droits réservés Luis Lipe Correia Source LETTRE LXXXIV (extrait)
Saint- Maurice, 7 octobre, IX.
Un Américain ami de Fonsalbe vient de passer ici pour se rendre en Italie. Ils sont allés ensemble jusqu’à Saint-Branchier, au pied des montagnes. Je les accompagnai : je comptais m’arrêter à Saint-Maurice, mais j’ai continué jusqu’à la cascade de Pissevache, qui est entre cette ville et Martigni, et que j’avais vue autrefois seulement depuis la route. Là, j’ai attendu le retour de la voiture. Il faisait un temps agréable, l’air était calme et très-doux : j’ai pris, tout habillé, un bain de vapeurs froides. Le volume d’eau est considérable, et la chute a près de trois cents pieds. Je m’en approchai autant qu’il me parut possible ; et en un moment je fus mouillé comme si j’eusse été plongé dans l’eau. Je retrouvai pourtant quelque chose des anciennes impressions lorsque je fus assis dans la vapeur qui rejaillit vers les nues, au bruit si imposant de cette eau qui sort d’une glace muette, et coule sans cesse d’une source immobile, qui se perd avec fracas sans jamais finir, qui se précipite pour creuser des abîmes, et qui semble tomber éternellement. Nos années et les siècles de l’homme descendent ainsi : nos jours s’échappent du silence, la nécessité les montre, ils glissent dans l’oubli. Le cours de leurs fantômes pressés s’écoule avec un bruit uniforme, et se dissipe en se répétant toujours. Il en reste une fumée qui monte, qui rétrograde, et dont les ombres déjà passées enveloppent cette chaîne inexplicable et inutile, monument perpétuel d’une force inconnue, expression bizarre et mystérieuse de l’énergie du monde. Je vous avoue qu’Imenström, et mes souvenirs, et mes habitudes, et mes projets d’enfant, mes arbres, mon cabinet, tout ce qui a pu distraire mes affections, fut alors bien petit, bien misérable à mes yeux. Cette eau active, pénétrante, et comme remplie de mouvement, ce fracas solennel d’un torrent qui tombe, ce nuage qui s’élance perpétuellement dans les airs, cette situation du corps et de la pensée, dissipa l’oubli où des années d’effort parvenaient peut-être à me plonger. Séparé de tous les lieux par cette atmosphère d’eau et par ce bruit immense, je voyais tous les lieux devant moi, je ne me voyais plus dans aucun. Immobile, j’étais ému pourtant d’un mouvement extraordinaire. En sécurité au milieu des ruines menaçantes, j’étais comme englouti par les eaux et vivant dans l’abîme. J’avais quitté la terre, et je jugeais ma vie ridicule ; elle me faisait pitié : un songe de la pensée remplaça ces jours puérils par des jours employés. Je vis plus distinctement que je ne les avais jamais vues ces pages heureuses et éloignées du rouleau des temps. Les Moïse, les Lycurgue prouvèrent indirectement au monde leur possibilité : leur existence future m’a été prouvée dans les Alpes. […] Senancour, Obermann [Cérioux, 1804; Abel Ledoux, 1833], Éditions Gallimard, Collection Folio classique, 1984, pp. 417-418. Édition présentée et annotée par Jean-Maurice Monnoyer. |
■ Senancour sur Terres de femmes ▼ → 20 novembre, IX [1800] | Obermann |
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