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“PORTRAIT DE GROUPE AVEC « GOMBRO, OU VICE VERSA »”
Peut-être faudrait-il commencer par « Gombro » ? Witold Gombrowicz. Gombrowicz en Argentine. « Personnage » central vers lequel confluent tous les « visages slovènes », comme autant de constellations qui ramènent continûment au seul visage non slovène de l’ouvrage de Brina Svit : Visage slovène. Le visage polonais de « Gombro ». Gombrowicz pour qui Brina Svit nourrit une tendresse toute particulière. Peut-être le « polaco » perdu au milieu des Slovènes est-il l’unique, le singulier, LE visage parmi les visages ? Celui qui émerge, solitaire, au milieu des personnalités multiples que le kaléidoscope de portraits fait surgir au cours des déambulations de la narratrice dans Buenos Aires. Et dont elle tente de saisir l’identité. « Gombro, en anti-héros, éminence grise, alter ego ». Celui sur lequel Brina Svit a envie de tout savoir : de la vie, de son exil, de son retour en Europe, de son roman Ferdykurke, du travail de traduction dont il a fait l’objet, de l’échec qui a suivi ; de ses amours et de sa mort. Celui qu’elle confie avoir « embarqué » dans son dernier livre, lui, ce Polonais qui n’a rien à voir avec les Slovènes, si ce n’est l’exil qui le conduit, comme tant d’autres, mais pas pour les mêmes raisons, jusqu’en Argentine.
Existe-t-il un visage slovène, interroge Brina Svit tout au long de « l’album photo » qu’elle déroule sous nos yeux de lecteurs ? Existe-t-il un visage qui porte la marque de la slovénité ? Comment définir cette identité slovène et peut-elle se décrypter à la seule lecture des visages ? Du pluriel au singulier (le singulier du titre), les visages se déclinent en effet à travers le voyage entrepris par la narratrice, à l’autre bout du monde. À travers les images qu’elle réalise des regards qu’elle va insérer dans son livre et du dialogue que celles-ci nouent avec le texte.
« J’ai besoin de connaître l’image qui va aller avec le texte : parce que le texte dépend de la photo qui l’accompagne, ils sont liés, l’un interroge l’autre, le texte tâchant de voir ce qu’on ne voit pas avec les yeux et la photo fixant pour toujours ce moment précis de la vie qui ne se reproduira plus jamais. »
Recherche méthodique (avec prises de notes sur des carnets, documents — lettres et correspondances multiples —, photographies) à travers le « labyrinthe d’identités qu’est Buenos Aires », d’une singularité constituée d’une succession plurielle. Car ce qui intéresse l’écrivain slovène, c’est « l’histoire qui s’inscrit sur nos visages. » Avec, greffé sur les autres visages par incrustations successives, le visage étranger de « Gombro ». Cousu avec les autres, le visage du Polonais compose avec eux un récit singulier, dont le genre ne porte pas de nom et ne peut être défini comme un roman. « Indéfinissable », Visage slovène est cependant défini par la narratrice comme « un texte en mouvement », vibrant d’une « tension érotique entre les lignes, entre les individus, c’est-à-dire entre mes personnages et moi », écrit Brina Svit. Un « portrait de groupe avec Gombro, ou vice versa. »
Avec à son bord « Gombro » — le dandy antimilitariste débarqué un 22 août 1939 à Buenos Aires et coupé pour bon nombre d’années de ses origines par l’entrée en guerre de l’Europe —, « l’histoire de mes visages peut commencer », écrit l’écrivain slovène/française à la fin du premier chapitre. « Déserteur », donc, l’écrivain polonais, « émigré volontaire » et non émigré politique, et peu porté par l’idéologie nationaliste dont se réclament la plupart des Slovènes réfugiés à Buenos Aires. Pas davantage porté par le combat anticommuniste de l’émigration politique polonaise. « Gombro » qui ne se sent concerné par aucune idéologie identitaire et qui construit sa polonité en individualiste, lucide et solitaire.
Ainsi, dans chacun des chapitres consacré aux Slovènes auxquels elle rend visite et qu’elle rencontre dans les différents quartiers de Buenos Aires (Retiro et ses bas-fonds ; Lanús, dans la banlieue sud et sa Villa Eslovena…), vient s’insérer le visage de Gombrowicz, sur lequel la narratrice a recueilli à Paris toute une documentation, grâce au concours de son épouse québécoise, Rita Gombrowicz. Chaque chapitre apporte un trait de caractère nouveau, un détail, une anecdote, une réflexion. Une histoire qui permet de compléter progressivement le portrait de l’auteur de Ferdykurke. Parfois, au hasard d’une nouvelle rencontre, la narratrice imagine quels auraient pu être les propos du Polonais. Ainsi lorsqu’elle interroge « les yeux calmes et scrutateurs » de Julia Sarachu — poète argentine/slovène de La Plata —, la narratrice ne peut-elle s’empêcher d’évoquer la « conférence provocatrice » que le Polonais a prononcée Contre les poètes, dont « les vers ne plaisent à personne » et dont « la poésie versifiée est un monde factice et falsifié ». Revenant à Julia, la narratrice évoque les origines slovènes de son grand-père Rafael Vodopivec — « qui se dit communiste pour lui et non pour les autres » — et son goût pour une « poésie à l’usage quotidien et intime » dont la poète de La Plata est l’héritière.
Peut-être est-il temps, par-delà le visage de Gombrowicz, d’aller à la rencontre des visages slovènes qui peuplent cette étonnante traversée littéraire et gravitent autour de l’exilé polonais ? Qui sont-ils donc, ces Slovènes qui ont choisi l’Argentine comme pays d’asile ? Quelles raisons les ont poussés à s’implanter dans cette partie du monde que borde la pampa ? Comment sont-ils arrivés jusque dans ce pays dont ils ne comprenaient pas la langue et où il n’y a ni montagnes, ni ruisseaux, ni tilleul dont raconter l’histoire ? Comment sont-ils parvenus à s’implanter ? À organiser une société la plus proche possible de celle qu’ils avaient quittée ou fuie ? Que reste-t-il, chez leurs descendants, de leur slovénité d’origine ? Sont-ils riches ou pauvres, guettés par la nostalgie du retour ou, au contraire, désireux de ne conserver du passé que ce qu’il faut de slovénité pour aller de l’avant dans la vie d’aujourd’hui ?
Autant de questions, autant de visages. Autant de diversité dans les réponses. Arrivés par bateaux au moment où « le général Perón leur a donné par décret politique la permission d’immigrer en Argentine sans aucune restriction, à condition qu’il n’y ait pas de communistes parmi eux », les immigrés séjournaient à l’ Hotel de Inmigrantes, le temps de trouver un logement et de trouver de quoi subvenir à leurs besoins. Il reste encore, parmi eux, quelques immigrés de la première génération, anciens collabos, « traîtres, réactionnaires », « anti-communistes fervents », de ceux qui avaient fui le pays » après la « débâcle » de la Seconde Guerre mondiale. Il y a aussi leurs enfants et petits-enfants, certains nés sur le sol argentin, mais pour la plupart issus de ces familles de domobranci qui avaient fait le choix de l’Allemagne (les domobranci faisaient partie de la « Garde nationale slovène, milice paramilitaire organisée par l’occupant allemand et soutenue par l’Église catholique pour combattre la résistance »). Ainsi en est-il de Rok Fink, chauffeur de taxi et « ambassadeur des Slovènes à Buenos Aires » ; ou de Lučka Potočnik, dont le père, domobranec de la première heure, s’est battu, dès son arrivée à Buenos Aires, pour que puisse advenir « le miracle slovène en Argentine ». Un miracle qui ne peut se produire qu’en sauvegardant « la langue, la culture, la religion ». En conservant « leur version de l’histoire », celle du combat qui assure « le sens de leur exil », le combat anticommuniste. En refusant donc de s’assimiler. Pour le vieux Matevž, c’est cela « rester slovène ». Pour sa fille, Lučka, héritière de ce passé, la seule patrie, la vraie, c’est celle de l’art. Et la seule réponse véritable, celle du silence. Pour nombre de Slovènes exilés à Buenos Aires, le rêve identitaire s’est réalisé à Lanús, dans la création de la Villa Eslovena, un paradis modeste surgi d’un lopin de terre de la pampa transformé en « structure urbaine parfaitement organisée ». Pour Andrej Repar, au contraire, l’engagement politique de ce fils de domobranec sera de toute autre nature. « Le poing levé ». Surveillé par la police comme militant de gauche, « fiché par l’émigration slovène comme révolutionnaire, éminemment hostile à l’idéologie national-catholique », Andrej Repar offre à la narratrice le regard pétillant d’un Slovène de gauche, marqué par les massacres perpétrés par la junte militaire en Argentine. Avec lui, elle se rend au parc de la Mémoire où sont gravés les noms de milliers de jeunes argentins torturés par les militaires puis jetés dans l’estuaire du Rió de la Plata.
Ailleurs, dans la banlieue élégante d’Hurlingham, la narratrice rencontre le couple modèle très british de Marjan et Pavla Eiletz, qui mène une vie confortable. Ces deux-là, qui répondent d’une seule et même voix, partagent la même bonne conscience et il est inutile, pour la visiteuse, de demander au vieux Marjan s’il ne craint pas de s’être trompé de jeunesse, lui qui s’est engagé très jeune, à dix-sept ans (en 1943), dans ce qu’il persiste à appeler la « coopération technique ». Un pur domobranec, qui aurait pu périr au moment de la « débâcle », et qui a pris la fuite via l’Argentine. C’est là, à Buenos Aires, qu’il a rencontré Pavla, arrivée par bateau à la même époque et hébergée avec sa famille à l’ Hotel de Inmigrantes.
Mais on rencontre aussi à Buenos Aires une autre famille d’émigrants qui n’a rien à voir avec la famille des émigrés politiques. Elle est constituée de tous ceux que la misère a contraints de fuir la Slovénie. Ainsi de Rafael Vodopivec, mécanicien et poète, qui a fui « le fascisme, la misère, l’italianisation forcée de la population slovène, la chicanerie permanente » et qui a débarqué à vingt-trois ans à dans la capitale argentine. Ainsi également de la famille Antonič, qui a fui « le fascisme et la misère dans les années trente. »
Quant à Bojan Mozetič, son histoire — liée à celle de son père Franc Mozetič — est tout autre. Issu du cosmopolitisme triestin, élevé dans plusieurs langues par une mère tchèque de Prague et philosophe, Bojan nourrit une admiration infinie pour son viejo. Franc Mozetič, ingénieur en travaux publics, constructeur de ponts, militant antifasciste, engagé dans la résistance, est contraint de s’exiler pour pouvoir continuer à exercer son métier. Pour ce qui est de sa slovénité originelle, Bojan semble avoir repris « le flambeau » à la mort de son père. Une slovénité qu’il partage avec sa femme et ses fils, chacun à leur façon. Tournée davantage vers l’ouverture et vers l’élargissement de leur monde vers le monde. Ouverte à la multiplicité des cultures et au cosmopolitisme. Ce cosmopolitisme défendu par Cioran, autre écrivain qui nourrit la pensée de Brina Svit. Brina Svit qui met en exergue à son récit cette phrase de Cioran : « La sagesse est cosmopolite. » Un fil d’Ariane dont on peut aisément suivre la trace dans Visage slovène.
Il y a enfin « Andrej Rot, alias Gandhi », cet Argentin slovène rencontré à Ljubljana, à qui la narratrice a une foule de questions à poser. Qu’en est-il de l’identité slovène mâtinée (« rabotée et arrondie ») de latinité argentine ? Qu’en est-il aujourd’hui de la relation entre slovénité et catholicisme ? La situation a-t-elle évolué ? Andrej Rot confie à la narratrice les déboires de son retour en Slovénie, en 1991. Un retour pourtant attendu et fêté en grandes pompes. Qui s’est soldé, après quelques mois de travail dans le nouveau journal dont il avait la direction, par un licenciement « pour manque de professionnalisme ». En réalité, ce qui est reproché au journaliste, c’est de n’être pas suffisamment « anticommuniste, pas assez radical avec les forces du passé ». Gandhi ou le témoignage de « l’envers du décor ».
« Fascinée par les visages, par la vie qui s’y dépose et qu’on peut lire si on le sait », Brina Svit livre dans cette galerie de portraits une fresque passionnante, entièrement tissée d’histoires individuelles prises dans la camera oscura de l’Histoire. Et, si l’on sait lire entre les lignes, c’est le visage de Brina Svit qui apparaît et qui se dessine. D’abord ténu, en filigrane, puis de plus en plus précis. En surimpression sur le visage de sa mère, qui vient tout juste de mourir au moment même où elle décide de se lancer dans l’aventure de cet ouvrage. On y lit sa sympathie pour les partizani auprès desquels se battait son père dans la lutte contre les domobranci. Son anticléricalisme viscéral. Notamment dans le portrait de Škof Rožman, évêque et « personnage hautement controversé », dont elle n’hésite pas à dire qu’il aurait probablement applaudi, s’il avait été vivant, « l’idéal national-catholique et anticommuniste de la junte et approuvé la disparition des jeunes Argentins… ». On y lit son peu d’appétence pour la trilogie Église/famille/patrie. On y retrouve, en revanche, sa passion pour le tango et pour les hidalgos qui lui ont inspiré le personnage de Coco Dias (in Coco Dias ou la Porte Dorée). Sa vie de romancière et les personnages que la vie lui ont inspirés. On y trouve « Gombro » qui passe la sienne à vouloir se défaire de son identité, « à ne plus être un écrivain polonais, mais un écrivain tout court, c’est-à-dire lui, Witold Gombrowicz. » L’idéal de Brina.
On y trouve l’écriture de Brina Svit. Sa voix bien à elle, souple, enlevée, émouvante. Légère même lorsqu’elle parle de sujets graves et douloureux. Une sorte de frémissement passionné court tout au long des pages, qui rend chaque visage attachant. Avec, en médaillon au-dessus de cet arbre généalogique d’un genre nouveau, les visages de « Gombro » et de Brina. Une fois le livre refermé revient à l’esprit la dédicace réconciliatrice mise en exergue de Visage slovène :
« À tous mes visages slovènes, sans exception… ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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