VARIATION XIII
Je veux parler du Bœuf Médusé.
Il est renversé.
Un mobilier impressionné.
Il s’appelle un poète ?
Question.
Silhouette nourrit
les vers à soie du Passé.
Et Passé éprouve un besoin hérité
de retourner
la terre versée en l’absence
de Paysan Dominant.
Car l’absence est ici
présence concentrée et déléguée.
Terre est posée en tournant
sur la Sphère.
Charrue d’époque, racadémique, commande,
le discours du Bœuf Peuplé.
Il voile une multiplication.
Il glisse sur une eau terrée,
non baissée, comme l’Araignée Lipatti,
qui robéit au Luthier Manquant ;
au Manque-Luthier.
Il a le sentiment du voyage ?
Une brosse à sourcils
comme fleur de carmin ?
Qui sait ?
Philippe Beck, Boustrophes, « Variation XIII », T & C, Collection Editor pack, 2011.
AVERTISSEMENT
Le titre Boustrophes reprend le titre du poème « Les boustrophes » (dédié à Herbert Holl), qui figure à la page 153 de Dernière mode familiale (Flammarion, 2000). Tirant la notion « boustrophe » du boustrophédon, antique procédé d’écriture et de lecture analogique à la tourne du bœuf convoyant la charrue au bout du champ puis, en épingle à cheveux, sillonnant à l’envers, je pensais créer le mot pour suggérer l’opération mentale exigée dans le poème (ou révélée par lui). Mais on n’invente que le disponible. Le Bescherelle de 1845 et le Nouveau Larousse Illustré signalent, je m’en aperçois, le substantif « boustrophe », synonyme du boustrophédon ; il apparaît au milieu du XVIIIe siècle. La forme adjectivale est également et heureusement attestée, dans les variantes « boustrophé » et « bustrophé ». J’ai donné au mot le sens de la strophe-du-bœuf ou strophe lourde et inverse, portée et portante, fondée sur le vers, dont le mouvement profond implique le tournant et la reprise poétique de la pensée.
Le livre Boustrophes est un « art métapoétique », non parce qu’il fait la théorie de la pratique du rude bœuf poétique, entêté et commandé, mais parce que ses vingt variations portent sur le thème fondamental du vers, mouvement laborieux et réglé d’un corps dans l’espace (main ou stylet musculaire) – corps tournant et récurrent de l’animal modèle chanté en prose par Buffon et, en poésie, par le bien nommé Rutebeuf, descendant du lyrique objectif Archiloque. La poésie est poésie au carré en éclairant sa provenance idéologique-musculaire, rude ou tenue, et non pas en chantant ses procédés.
Quelques remarques sur le boustrophédon pourraient aider à jeter les bases d’une « paléographie poétique ». Elle décrirait, ou décrira, le geste pur et premier où s’origine la visible obstination de tous les livres que hante l’idée de la poésie (ils sont nombreux). Ils s’obstinent à tracer des lignes, et à recommencer. Ce geste est antiquisé-idéalisé, et sublimé curieusement dans la figure du bœuf laborieux, qui trace en portant, animal d’abattage et de défi. Tout se passe comme si la main qui écrit et l’œil intelligent qui lit suivaient la trace du bœuf, imitaient un soc commandé, commençaient dans son obstination et sa résistance. Le livre interroge en vers la dépendance persistante et le « mouvement perpétuel » du poème, sa force de reprise malgré le poids porté.
On sait que le grec s’est d’abord écrit de droite à gauche, comme le phénicien dont il est issu, puis en boustrophédon ; enfin, il s’est lu de gauche à droite, devenant mono-orienté. Le guèze, langue liturgique et littéraire sud-sémitique de l’Église éthiopienne orthodoxe, de l’Église érythréenne orthodoxe et de la communauté Beta Israël, s’écrit en mode boustrophique. On trouve beaucoup d’exemples anciens de la tourne d’écriture, notamment en étrusque. (Les tablettes rongo-rongo de l’île de Pâques sont écrites en boustrophédon inverse : on lit la première ligne de la gauche vers la droite, puis on fait tourner la tablette de 180°, on lit également la deuxième ligne de la gauche vers la droite, et ainsi de suite.) Le passage par le boustrophédon marque en principe, une phase transitoire dans l’histoire d’une langue ; ainsi en grec.
L’écriture « boustrophédonne » s’est pratiquée de façon privilégiée pour les defixiones, les sortilèges gravés sur tablettes. Fixés dans de la terre ou de la cire, les sorts jetés étaient écrits de gauche à droite, puis de droite à gauche, etc. Tout le monde les pratiquait, en toute occasion.
Or, l’écriture boustrophée n’est pas du tout un archaïsme : elle s’observe fréquemment chez les enfants. Le fait que l’enfant et l’animal soient de possibles figures du poète-traceur (dictator dictatus) n’explique pas (ou pas immédiatement) l’analogie entre le sillonnage contrôlé et l’ordre mental des raisons du poème. Il y a pourtant une rigueur du jeu du corps pensif, un défi au destin, qui ne peuvent être contournés. […] Normalement l’ordre mental du poème ne suit pas l’ordre boustrophé ; l’œil de prose (en tout cas l’œil moderne, peu enfantin) dicte de lire le poème, au moins en première instance, de gauche à droite, et de recommencer, sans « épingles à cheveux » — loi qui vaut en beaucoup de langues, par exemple en français. (Une langue sémitique comme l’hébreu se lit de droite à gauche, sans boustrophédon, et autorise le vers, naturellement.) Le phénomène troublant est le suivant : l’extrémité du vers, et non seulement la rime possible, induit la proximité des bouts, et comme la hantise d’un renversement paradoxal en lisant en écrivant — la hantise d’une boustrophe de la pensée. La coupure et le parallélisme des lignes tracées, la familiarité des bordures, obsèdent le lecteur. S’agit-il d’une inversion en miroir, qui fonde la fameuse lecture verticale ? Le doigt opticien est-il un bœuf incapable de prose ? Ou le poème fait-il apparaître que l’œil mental est incapable de prose pure et de pensée horizontale ? Ces questions motivent une enquête musicale-phénoménologique sur le tournant du sens (dans la zone de la versura et de la talvera), « thème formel » des « variations sérieuses » appelées Boustrophes. Elle porte donc sur la richesse et la pauvreté des bouts, sur la coupure mélodique des phrases, et le poids antirythmique.
Philippe Beck
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