Éditions Unes, 2013.
Lecture d’Angèle Paoli
Ph., G.AdC
« TOUT INFINIMENT MÊLÉ »
Composé de quatorze poèmes, Issue de retour rassemble ce qui a été, un temps, disjoint. Si le dernier poème, « Ici n’est pas tenu », dédié à la psychiatre Christine Oleksak, est inédit, les treize autres textes ont fait l’objet de livres d’artistes ou de publications antérieures, en revue notamment. D’où le terme de « retour », contenu dans le titre du recueil. Et l’idée, implicite, d’inclure et de réunir en un même lieu, ceux/celles à qui Jean-Louis Giovannoni dédie ses poèmes. La plupart de ces poèmes, qui s’échelonnent de 1993 à 2012, ont été remaniés par le poète en vue de la présente publication aux nouvelles éditions Unes.
Ouverture. Issue. Mais aussi « enclaves », « poche d’air », « alvéole ». Ou encore « couvercle » et « clôture ». Espace de convocation, le poème de Jean-Louis Giovannoni convie chaque dédicataire — épouse et fils, artistes et amis — en un lieu clos sur lui-même où s’annulent entrée et sortie, l’une étant l’exact revers de l’autre.
Présent jusque dans les titres des poèmes — « Entre le sol » ; « Enclaves » ; « Parmi » ; « En lieu et place » ; « Lieux glissés » ; « Air sous verre » ; « Ici n’est pas tenu » — le lieu est boustrophedon, intérieur/extérieur tenus ensemble, recto-verso à l’identique, mur contre mur et inversement. De sorte que issir/entrer procèdent du même mouvement de glissé alternatif, contradictoire et complémentaire.
« Corps des contraires
Fait de peaux internées
Glissant l’une en l’autre. »
Cette impression étrange d’alliance des contraires est déjà contenue dans le titre de l’ouvrage Issue de retour. Bousculant le cliché qui s’impose à l’oreille — issue de secours —, le poète conduit à interroger le sillon (chiasmatique ?) combinatoire de la « sortie » et du « retour ».
Le retour peut-il constituer une issue ? Pour aller où ? Retour sur ? Sur soi ? Sur le passé ? Sur les autres ? Sur le monde ? Retour au même ?
Pour quelle issue ? Puisque :
« Sortir — c’est rentrer
Pas plus qu’entrer n’est sortir ».
Quelle fenêtre sépare le dedans du dehors ? Aucune, en apparence, puisque tout se tient, que le commencement est la fin, que rien n’est séparé. Puisque toute chose a son négatif ; qu’elle le contient, le tient enclos dans sa propre négation, y compris dans sa tension vers être.
« Il n’est de corps que tendu vers ce qu’il n’est pas », écrit le poète dans « Variations II à partir d’une phrase de Roberto Juarroz ».
Ainsi prise dans des mouvements contraires — flux et reflux où s’insinue l’espace — se décline la variation obsédante du retour dans son jeu de miroir inversé :
« L’envol se fait — à l’envers —
Dans les bassins, les vasques. »
Ou :
« Le retour
Se fait à contre image »
Ou encore :
« Si on court
Les arbres
Vont en sens inverse. »
Si « Rien ne se tient séparé », peut-on parler de retour au chaos initial ? Peut-être, puisque le chaos de notre réalité commune annihile toute forme de liberté. Dans les poèmes de Jean-Louis Giovannoni, la liberté est provisoire, donnée par mouvement de va-et-vient mais pas davantage, pas au-delà. « Liberté d’élastique », jusqu’à celle de l’oiseau :
« L’oiseau
Même en son vol
Est tenu
Circonscrit. »
Le poème cependant est là, qui recoud. Coutures contre coutures, sutures et cicatrices.
Par quel bord à bord, quelles adhérences se fait le contact d’un poème à l’autre du recueil Issue de retour ?
Par l’adresse qui se lit dans chaque dédicace, invitant chacun à prendre place dans l’espace clos du recueil, afin d’assister à la convocation de la multitude. Objets, figures, acteurs, « insectes foreurs » — on retrouve dans « Parmi », poème dédié à Stéphanie Ferrat, la prédilection de l’un et l’autre artistes pour les « Moches » —, gestes et décors.
Par écho d’un mot à un titre de poème. Ainsi, dans « La Convocation », l’adverbe « parmi », isolé, renvoie-t-il au titre du poème « Parmi » (isolé lui aussi, puisque inscrit sans suite ni complément, sans avant ni après, sans enceinte). Dans « Chantonner avec la peur », le vers : « On croyait qu’écrire convoquait les choses dans l’ordre » annonce « La Convocation ». Pareillement, dans le même poème, « L’enclave » annonce-t-elle « Enclaves », dédié à Pierre Magnenat…
Par la recherche d’un lieu unique où le déplacement, même réduit, serait possible. Par les retournements inattendus de situations. Ainsi en est-il du très mystérieux poème « Meurtre au champ », dédié au photographe Marc Trivier. Réduit à un décor neutre (un « arrière-fond »), le paysage sert d’arrière-plan au conte. Comme dans les contes, les choses s’animent. Prennent part. Pierres et chemins apportent leur contribution. Le poème (le poète a-t-il provisoirement mis « ses pieds dans les chaussures » de Rimbaud ?) s’écrit « loin de l’évidence première », par écart et déplacement des images convenues. Jusqu’à l’intrusion d’un obstacle.
« Ainsi la pose fut prise.
Quelle erreur ! »
Dès lors, la mort de l’enfant acquiert sa véritable réalité. Les débordements de la nature entraînent sa disparition. Le champ du poème devient lieu de l’absorption de l’enfant. Mystérieuse page, l’une des plus émouvantes, à mon sens, de ce recueil.
L’une des questions clés semble être de trouver comment ajuster un fragment à son complément, une chose avec une autre. Comment faire « tenir » la vitre dans la fenêtre, la photo dans son cadre, le paysage dans la photo, la couleur dans la toile. Car « Rien ne se tient séparé ». Coaguler, greffer, serrer, oxyder. Attendre. Procéder par glissements imperceptibles. D’un mot à un autre. Par répétition du même. Comme dans le poème « Lieux glissés » :
« Toujours
Mouvements
Et encore
Battements.
Battements. »
Par opposition :
« Ici jambes.
Au loin
Ciel. »
Mais aussi contenir/se contenir ; rester dans ses propres limites, ne pas vouloir franchir le seuil de l’« externalisation », ne pas céder à la séduction de l’ouvert.
« Au jeu de l’ouvert on se perd ! »
écrit le poète dans le poème éponyme du recueil ou encore dans « Entre le sol », poème dédié à Matthieu Giovannoni :
« Ne pas céder à la tentation de l’ouvert
De le peupler ».
De là vient la nécessité absolue de ménager des interstices, de
« Toujours placer un objet
Entre soi
Et le monde. »
C’est toujours « entre » que la vie filtre, dans les interstices. « Entre pierres et air. » Il suffit parfois de se mettre à l’écoute, modestement, pour saisir ce qui bat. Il suffit de faire silence pour éprouver la soif :
« Cette soif
Tu ne l’entends pas. »
[…]
« Que de soif […]
Si tu voulais ».
Ainsi, le poème « Enclaves », adressé à l’ami disparu, le médecin-poète suisse Pierre Magnenat, constitue-t-il dans le recueil un territoire d’exception. Un lieu unique où le déplacement est possible, où les pulsations de la vie sont perceptibles ; un lieu offert à la porosité du bonheur.
« Fruit en mouvement
Comme eau aérienne. » […]
« Un fruit ouvert
Et c’est légion. »
À l’origine de l’écriture, écrit le poète dans « Chantonner contre la peur », il y avait l’attente. Une attente liée à l’idée que la poésie était au service de la beauté du monde. Il aurait suffi, alors, pour accéder à la poésie, de se montrer patient, de prendre exemple sur ses aînés, de mettre ses pas dans ceux des poètes pour lesquels on nourrit une prédilection — Guillevic, Juarroz… —, d’adopter leurs postures ; de les imiter. « On croyait… que » « se placer devant le monde » suffirait pour mettre en mots sa beauté. On croyait…
Avec la mort d’un être cher, avec la présence de son cadavre, tout a basculé. « C’est là que tout commence », écrit J.-L. G. dans « Chantonner avec la peur ». C’est dans la contemplation de la plaie ouverte d’une bête, puis dans celle du cadavre de la mère, que le poète a creusé son assise. C’est là, dans les plis du linceul ou dans le linge souillé, que s’est constitué le creuset des mots. C’est dans ces « poches d’air » et dans l’exiguïté d’un lieu attaché au corps en putréfaction que se fait « la poussée des mots », se frayant un passage vers la poésie. Ainsi se produit, dans l’enclave ouverte par la plaie, la ponte des mots (et leur prolifération), là où l’on ne l’attendait pas, à l’écart de la beauté du monde. L’écriture prend corps en 1975, avec Garder le mort.
Deux poèmes du recueil Issue de retour sont privés de dédicataire. « La Convocation », paradoxalement. Et « Lieux glissés ». Comment interpréter cette absence ? Le premier poème, investi par « la multitude », évoque un univers effrayant, irrespirable. Concentrationnaire.
Prise entre immobilité et « déferlement », entre
« Silence
Et cris figés
Dedans »,
la meute est réduite à la révolte intérieure. Elle se tient/retient ; sur les limites. « À l’orée ». « En lisière ». « Hors souffle ». Empêchée de. Elle doit.
Concis à l’extrême, comme incisé à la pointe sèche, le poème « Lieux glissés » offre, dans sa forme brève, un rythme alterné complexe. Les oppositions/répétitions se répondent et le poème glisse, de « mouvements » en « battements », jusqu’au constat final sur lequel il se clôt, confirmant ainsi la sensation qu’il provoque à la lecture :
« Comme pointe
Ultime. »
À défaut de répondre à la question précédemment posée, on pourra se reporter à la page de « Notes » qui clôt le recueil. On peut y lire que le poème « Lieux glissés », publié en mai 2008 par les éditions Remarque, était accompagné d’une peinture originale d'Yves Berger. Quant à « La Convocation », le poème, écrit à l’occasion d’une exposition consacrée à Gilbert Pastor en 2005, a été publié par les éditions Remarque et illustré d’un dessin original de l’artiste. On peut imaginer que les deux artistes sont les dédicataires implicites de ces poèmes.
Par-delà ces considérations para-textuelles reste la poésie exigeante de Jean-Louis Giovannoni. Une voix qui s’écrit et se vit dans la présence silencieuse des choses. « Tout infiniment mêlé. »
Au-delà encore, la beauté insolite de ce quintil :
« Libre de marcher
Enfin
Entre le sol
Et l’insistance
De son pas. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Source
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NOTE d’AP : les éditions Unes, fondées en 1981 par Jean-Pierre Sintive, ont été reprises en 2013 par François Heusbourg.
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