LES KAMI
Tous les êtres homéothermes vont de place en place,
de nom en nom,
de halte en halte,
de golfe en golfe,
de gîte en gîte,
de vide en vide.
De ma en ma, de forme en forme, d’image en image, de séquence d’images en séquences d’images, de rêve en rêve, de mot en mot, de phrase en phrase, de patronyme en patronyme, de transfert en transfert, de visage en visage.
Les esprits eux aussi ne manquent pas à cette règle qui régit les mœurs des mammifères quand ils sont devenus à peu près humains.
On appelait kami les démons dans le monde japonais ancien. Le nom de ces êtres à deux mondes se décompose en ka (la flamme qui monte) et mi (l’eau de pluie qui tombe).
Va et vient entre deux mondes allogènes.
Les kami aiment les creux, les vides, les ma où ils se reposent de temps à autre au cours des incessants allers-retours entre le ciel et la terre qui font leur destin.
J’évoque les sanctuaires qui sont beaucoup plus aléatoires que des temples constitués.
Ma est le creux habité par un kami : ce vide fait l’intervalle dans le temps comme il fait le lieu dans l’espace.
Le noir entre les scènes est ma.
Ma est séparation qui relie (ponctuation qui fait transition).
Le blanc dans la page, entre les paragraphes, est ma.
Le ma c’est aussi la couleur blanche sur le visage du danseur de buto, qui rend les métamorphoses possibles en effaçant les traits particuliers du visage.
Ma est le Masque, où le visage se retire comme ma est la laisse de mer, où la mer se retire.
Pascal Quignard, L’Origine de la danse, Éditions Galilée, 2013, pp. 103-104.
Entre lumière et ombres les calligraphies qui accompagnent les peintures de l’École de Shanghai (actuellement exposées au musée Cernuschi) nous font accéder à ce mystère fascinant, à ce silence. Grand calme et sérénité. Écriture entre pivoines, lotus, prunus et chrysanthèmes. Tout un langage symbolique dans cette peinture lettrée. L'art de tracer devient voie de la sagesse. Segments de droite sur trois niveaux souvent interrompus par un espace vide. Grandes lignes verticales sur rouleau pouvant recouvrir des murs. Mouvements rapides, au toucher de pinceau étourdissant projetant cette écriture d'herbe avec aisance et spontanéité. La main devient le corps intérieur, concentration, recueillement quand le pinceau attaque le papier pour y laisser un trait net, un point ou tournant pour le galbe et les arrondis. Bambous, pinceaux, encre en bâtonnet au noir de fumée et pierre à encres. Lustre des pourpres et des noirs. Douceur et harmonie de l'écriture de Pascal Quignard en grande ressemblance spirituelle avec ce monde de calligraphie.
Rédigé par : christiane | 19 avril 2013 à 09:13