[LA NUIT DE WALPURGIS] (extrait)
C’est la nuit. Celle du 30 avril au premier mai, la nuit de Walpurgis. Il est 3 heures du matin. Satan a déjà réuni toute sa clique sur la lointaine montagne de Brocken, enchevêtrant pensées et sentiments, pétrissant pluie et brouillard, empêchant la venue fraternelle du printemps. Une fumée de tabac froid plane dans le hall de l’hôtel Volga, à Tver.
− Partout il y a du bien et du mal. Mais contre le mal d’ici, nous avons développé notre propre système immunitaire. Alors que là-bas, il y a des choses auxquelles je ne m’habituerai jamais.
J’ai entendu cela des centaines de fois, sans jamais vraiment comprendre de quoi il était question.
− Je vais vous dire, intervient Tiagny-Riadno qui en a assez d’écouter nos fadaises, à mon avis, vraiment, vous exagérez.
− Nous édulcorons…
La vie s’écrit sur la route comme sur une page blanche. Surgissent immanquablement des situations inattendues, de brèves rencontres imprévues, des séparations légères et sans douleur, et enfin, le plus étonnant, une impression de déjà-vu, une soudaine évidence quand, par exemple, sur un quai à Tver ou à Torjok, levant soudain les yeux sur une maison, on sait, on sent qu’on la connaît, qu’on y a même vécu, qu’on y a été heureux… tout autrement peut-être, mais mieux et plus simplement qu’aujourd’hui. Les fleurs à la fenêtre, les rideaux de mousseline, le chat, la porte que je passais tous les matins… Qui pouvais-je bien être ? Professeur de français au collège du district ? Enseignant de géographie à l’université de la province ? Ou alors… oui, ethnographe de la région ! J’avais un cahier recouvert de toile cirée où je consignais les notes de mon roman en cours, une barque sur la Volga, une superbe bibliothèque avec des collections de journaux reliés, des revues et des livres rares oubliés. Dans la maison, les matins étaient frais et purs comme les natures mortes du peintre Petrov-Vodkine…
Des psychologues avertis disent que le phénomène du déjà-vu se produit lorsque l’homme se trouve à un carrefour décisif, et que de la décision qu’il va prendre à ce moment précis peut dépendre sa vie entière.
Quelque chose de semblable m’était arrivé il y a une dizaine d’années à Torjok justement. J’étais venu voir le prêtre Vladislav Svechnikov pour rassembler de la documentation, je voulais écrire sur lui et finalement nous avons passé notre temps à parler. Son fils spirituel, Sacha, travaillait alors à l’église comme responsable de l’entretien de poêles. Il se levait à quatre heures, partait dans les matins sombres et glacés du mois de mars, rentrait avec, sur lui, l’odeur de la fumée et du charbon. Il me semblait être l’homme le plus heureux au monde, il ne possédait rien. Rien de superflu, seulement ce qui pour lui était l’essentiel. Alors que moi je n’avais que du superflu : des relations inutiles, sans dieu et sans espoir. Soudain, dans le jardin de l’église, le vent fit tanguer les tilleuls de mars, un vol de choucas tournoya au-dessus des coupoles, et j’eus l’intuition que cette source de vie m’était connue, qu’il suffisait que j’arrive à me souvenir de l’endroit où elle se trouve pour savoir comment vivre !
À cette époque déjà, j’étais en quête d’une source. Je ne l’ai pas trouvée. Une semaine plus tard, ma vie déraillait.
Vassili Golovanov, Espace et labyrinthes, Éditions Verdier, Collection « Slovo », 2012, pp. 19-20-21. Traduit du russe par Hélène Châtelain.