UNE TRILOGIE FRANÇAISE
COLE SWENSEN
« Un trépied pour traire, un trident pour faire
les foins et le fils né avec trois doigts à chaque main et trois mains »
Cole Swensen
I
La publication de Le nôtre aux éditions José Corti vient compléter ce qu’il est désormais possible de considérer comme une trilogie de poèmes.
Ces trois livres en effet : Si riche heure, L'Âge de verre et Le nôtre [SRH, AV, LN] tous les trois aux éditions José Corti, ont la particularité de pouvoir d’abord s’adresser au lecteur français. Cole Swensen, la plus francophile des poètes américains, de longue date traductrice de poètes français, nous fait régulièrement ce chaleureux cadeau d'écrire des livres français en anglais – qu’il suffit dès lors de traduire pour qu’ils retrouvent leur lectorat quasi naturel.
Si riche heure traverse en effet notre 15e siècle, celui de la Guerre de Cent Ans, en prenant appui sur l’iconographie des Très Riches Heures du Duc de Berry, L'Âge de Verre parcourt l’histoire du verre et des fenêtres, très liée à celle de la peinture, en nouant son poème à l’œuvre de Bonnard, et Le nôtre considère la vie et l’œuvre de notre célèbre jardinier et ses conséquences sur notre vision du monde et notre pratique du paysage.
Mais qu'en est-il d’une trilogie ?
Ce serait d’abord un tressage, la relance d'une trame que faufile un regard, lequel observe l’énigme de tous les tableaux. Des enluminures des frères Limbourg à Bonnard, via Le Brun et Largillière, un même fil court et sinue : celui de la vision des œuvres informées par l’observation du monde. On retrouve ce fil de livre en livre et plus que ça : une façon de regarder, et une manière d’écrire ce qu’on voit. Car l’attachement au regard est constant et profond. Écrire cherchant ce que voir peut dire, qui est ce que peindre sait faire.
« To writewithize », écrire-avec-les-yeux ou « écrivoir », dit-elle en un néologisme dont elle titre l’un de ses essais. Malicieusement, en français, le passé simple d’« écrivoir » s’en fait l’écho parfait.
***
Il serait possible d’en parler d’une seule voix, et quand même impossible de ne pas parler de chacun.
Une seule voix à la coupe, avec ses et.
Il y a en effet tant de « and », qui sont comme des tirets sonores, ils scandent et greffent, ils frappent leur rythme palatal (et on se souvient que « And » est le titre de son premier livre, comme si elle avait voulu annoncer que tout début est déjà un ajout, la salutation d'une suite) ; dès lors, on s’étonnera moins de la présence de tant de mains (hands) éparpillées partout, en chaque livre.
Présence affirmée dans The Book of Hundred Hands (Le Livre des Cent Mains)
Titre particulièrement éloquent, où s’accomplit cette centaine d’entrées qui sont autant de prises que de liaisons : comment ne pas y entendre « le livre des cent et ».
L’alliance n’est pas que sonore. C’est une déclinaison effective, effusive où les mains sont autant d’appels, de signes amicaux que de liens possibles.
L’art du et considéré comme une poignée de mains.
Que disent toutes ces mains (71 occurrences dans la trilogie, dont 48 pour le seul Si riche heure) ? À tout montrer et tout lier, à toucher à tout, elles font leur son. Elles parlent comme s’il fallait se taire. Elles sont à tout bout de champ, légères ou blessées, comme des phrases coupées : les mains des Frères Jacques et celles du palefrenier, délicates et réelles, nécessaires et isolées, portant souvent seules les couleurs du corps. Elles arpentent le paysage; elles mesurent tout ce qui file, tout ce qui transparaît.
(h)and (h)and (h)and
ces « et » qui sont des mains.
Qui disent la conjonction de tout ce qui arrive. Ils sont l’indivision sécable, dicible, des choses qui vont ensemble, qui se donnent la main
and and hand
« on croyait que plus il y avait de mains plus il y avait de chance de dire la vérité »
***
Songer aussi à celles des peintres du paléolithique qui marquaient les parois, positivement ou négativement, plongeant leurs mains dans les pigments ou soufflant de la couleur, pour à la fois signer leur présence et imprimer leurs fantômes.
Le français restera démuni face à cette scansion saxonne.
II
Souvent, il lui arrive d’écrire en
puis c’est coupé
mais il faut savoir le faire au bon moment,
alors on a tout à la fois, une chose et ce qui
On a d’un seul coup une histoire datée ou l'explication d'un effet optique; elles enclenchent le film des événements, elles l’enchantent.
...
Prose attachée à ses coupes, écriture incessamment liée par tout ce qui vient l’arrêter, comme sectionnée par ses conjonctions.
« And » ne fait pas qu’ajouter, il plie ensemble, il incorpore ce qui n’avait peut-être pas la même chair. Il est le tenseur qui serre le poing, l’augmentation du texte, la génération du poème.
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Ubiquité et insistance du « and ». Partout la conjonction dépose ses agrafes. Elle lui permet de tenir ensemble deux modes spécifiques de l'écriture poétique qu’elle a elle-même relevés dans une étude sur le travail de Peter Gizzi : la juxtaposition et la disjonction.
Libérant leur différence et autorisant leur jeu, elle faufile de « and » en « and » un phrasé jonctif, incluant ses césures, incorporant dans son avance les éléments disparus, les pensées sautées, les liens invisibles.
Une poésie du « and » pour nicher au creux de la séparation et de l’écart.
Vers coupés, phrases coupées : ils glissent des irruptions. Toute coupe est une projection descriptive, introduisant des dimensions, les faces cachées de l'événement. Élan cubiste, à vrai dire post-cubiste et post-élan, de l’effectuation du chaotique, pouvant réassembler le chaotique, le réaliser dans la phrase.
De la coupe ainsi considérée comme un principe d’accélération et une technique de bouturage. Après ça, on n’a plus du tout envie de roman. La romance est traversée plusieurs fois, vécue-sautée, écrite à gué. La romance inonde par osmose et capillarité, accrochée à la circulation des objets, des événements et des lectures.
Recels de tranches d’histoire, de corps composite, de corps mêlé aux phrases comme quand on regarde à l’intérieur de ce qu’on vient de sectionner : toute la matière contenue grâce à une forme biseautée, facettée, diamantaire. Sont ainsi obtenus une intensité tassée, un cake de savoir, une étrange et dense lisibilité.
III
Toujours faire le lien entre ce qui se passe dans le paysage ou les tableaux et la même chose qui pousse les phrases dans la langue.
Car nous lisons des récurrences, des filiations, le nerf de quelque force majeure qui fait
écrire et réécrire, qui tire et tend ses phrases, ses vers, les aiguise.
Si riche heure, L’Âge de Verre, Le nôtre.
Il y a, accrochant les drames les uns aux autres, parcourant l’Histoire souvent tragique dont les événements affleurent, une sorte de douceur aux échos attentifs, un charme sur ses gardes, une retenue d'amour qui ne dit jamais je< mais que le paysage dispense. Il n’y a rien de spatial ici qui ne soit aussi affectif et temporel.
On croise beaucoup de monde dans ces poèmes, et les noms propres pullulent, comme si l’histoire et la géographie, mais l’Histoire surtout, lui étaient nécessaires, non pas tant pour prendre élan et nous emmener ailleurs et autrefois ; non, tous ces noms propres et l’Histoire qui va avec sont plutôt des points d’ancrage pour écrire ici et revenir à nous, pour inscrire une dimension autant politique que poétique. Pour interroger notre regard d’aujourd’hui sur les choses d'hier et de maintenant.
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Et s’il était possible de parler de musique – mais je ne le crois pas, elle serait d’un autre ordre. Swensen fait les choses autrement – ce serait de celle, contemporaine certes, mais qui n’a pas coupé tous les ponts et qui s’ordonne aux cassures et à la vivacité de nos rythmes.
« It’s only sound », dit-elle souvent lorsque nous travaillons ensemble : ce que nous y entendons n’est pas tant l’abandon du sens – il est à peu près impossible tant que nous utilisons les mots du dictionnaire – mais, de gué en gué, les sautes et les voltes d’une imagerie et d’un phrasé que cette prose souvent hachée adapte à notre aujourd’hui, comme encaissant en douce, et même domestiquant, par un usage serein du montage-plat, le clignotement de nos images, la frénésie de nos clips.
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Une attention particulière au spatial, à cette capacité d’établir une pluralité sur la page, d’y
éparpiller et d’y assembler ligne à ligne, couche sur couche, des minutes d’ailleurs et des
moments d’avant, d’empiler une promenade dans le temps, bref, de multiplier les pouvoirs
du plan comme sait si bien le faire la peinture.
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Outre la destination française de cette trilogie américaine, il faut en relever l’écriture animée. Cole Swensen sait conserver fraîcheur et innocence au sein même de son érudition, une fraîcheur malgré ou en dépit de son savoir. Une allégresse qui sait franchir des pans entiers de notre culture pour nous offrir cet allant et cette légèreté qui imprègnent tous ses poèmes.
Avec une sorte d’humour aussi, un humour à plat, presque descriptif, très près de l’imagerie peu perspective des enluminures qui mettaient ainsi les choses en scèneb; platitude que Swensen sait reporter dans le temps de sa phrase comme elle l’est souvent dans la peinture, ou comme elle peut la vivre dans les jardins de Le Nôtre quand le temps des statues vient croiser le nôtre, emboutir les époques et qu’écrire doit composer avec cet écrasement.
« Le 10 Août 1901, deux institutrices anglaises se promenant dans les jardins de Versailles
prirent le mauvais chemin et se retrouvèrent en 1789 » (LN, p. 61)
« Le lendemain après-midi, Marthe est dehors dans la cour et vient s’appuyer à la fenêtre et t’appelle, toi qui regardes le tableau dans un musée ». (AG, p. 45)
« En représailles, à genoux et soumis
voici ce qu’on nous montre :
soit un pont en plein jour, l’Yonne qui coule
dessous pendant que Tanguy du Chatel
tout simplement le tue ». (SRH, p. 91)
Et cette littéralité de la lecture des images versée dans l’écriture devient comme une leçon d’histoire: cette façon qu’ils avaient alors de mettre facilement sur le même plan la mort et la vie quotidienne, comme des activités parmi d’autres.
IV
Trilogie: telle apparaît cette corde de poèmes.
Une corde à main, tendue de récurrences thématiques et dont les nœuds seraient ces sautes, ces blancs, les marques d’une écriture et sa façon d’enchaîner les livres.
Je tente une torsade avec ses trois brins. J’assemble une tresse trilogique.
« mais la réalité des fenêtres
[...] par quoi le monde commença » (SRH, p. 90)
« la fenêtre
forme nécessaire de l'histoire » (AV, p. 11)
« Elle le conçut en verre, un monde de splendeur
on y mène une rivière » (LN, p. 38)
« Il y a derrière les yeux, une fenêtre minuscule
qui ne ferme pas » (SRH, p. 109)
« Quiconque passe devant une fenêtre éclairée
en fait un théâtre » (AV, p. 30)
« J’emporte ma fenêtre avec moi
Jusqu’à ce qu'il
N’y ait pas de différence » (LN, p. 44)
« (comme dans nous vîmes) et c’était aussi du verre
mais face à face » (SRH, p. 15)
« François 1er, regardant s’éloigner l’attelage de son amante en bas dans la rue,
en traça la progression avec son diamant sur la vitre, la grava par hasard à jamais »
(AV, p. 20)
« Un jardin est une fenêtre : bien sûr un jardin comme dans les yeux
qui regardent par la fenêtre, qui commence sa ronde géométrique,
chaque vitre mémorise les facettes des plantations qu’un seul doigt trace
sur le voile crissant du dernier givre » (LN, p. 4)
« Qui se promène dans mon jardin. Qui est mon jardin
est également ce vagabond, qui au réveil tracerait sur la vitre givrée
la copie parfaite d'un paysage de Corot » (LN, p. 14)
« Pendant ce temps, on construisait, en France, des demeures tout
en verre; appelées orangeries ou serresou vies, une verrière peut-être... » (AV, p. 59)
« Orangeries : planter des arbres dans des abris ensoleillés en été et vitrés
en hiver. Qui sont des portes
ouvrant sur la pierre » (LN, p. 69)
« Il y avait 3 types distincts de jardins médiévaux...
ceux pleuplés d'animaux où seule notre ombre
peut pénétrer et chanceler
avançant sur le verre » (SRH, p. 48)
« Les enfants courent en riant
s’engouffrant dans les portes-fenêtres
où ils disparaissent comme du verre dans de l’eau » (LN, p. 24)
« Quoi que ce soit qui entre par une fenêtre est un revenant;
toute autre chose ne fait que passer » (AV, p. 36)
« vers le centre du tableau... où se trouve un homme
en chapeau rouge, et derrière lui, un homme de rouge vêtu » (SRH, p. 91)
« Et les gens sont de petites choses en rouge là-bas » (LN, p. 31)
« Un homme debout dans sa chambre regarde droit devant lui.
Qui aura vieilli en se retournant pour voir et aura vu le soleil »[...] (AV, p. 70)
« La fenêtre descend sous les genoux
et s’élève plus haut que la main levée » (AV, p. 25)
« Mais quant aux hommes par exemple,
le contour de leur main me rappelle celui des arbres » (SRH, p. 50)
« Pour preuve, il maintint à la main l’eau à terre » (LN, p. 50)
« Un homme se tourne sur sa chaise
mais continue de regarder à la fenêtre » (SRH, p. 73)
« Et ici à notre gauche nous voyons
la main de “l’inconnu peignant l’inconnu” » (SRH, p. 30)
« Et coetera est l’etc ». (SRH, p. 105)
En somme et toujours :
des fenêtres qui font voir le monde, qui en offrent les multiples,
des mains qui les ouvrent et les conjuguent,
tels sont les cadres de nos paroles, les raisons d’être de nos jardins.
Ou encore:
voici comment brasser les mondes de nos regards en jouant avec ce qui les génère, ces fenêtres qui construisent le visible, ces doigts écartés comme pour filmer, et au bout la phrase qui, justement, écarte ce qu’elle dit, provoquant la rumination de nos perspectives et l’ajustement de nos corps.
Soit l’entrelacement infini de nos regards lancés comme des dés dans la grammaire.
Nicolas Pesquès (2013)
D.R. Texte Nicolas Pesquès pour Terres de femmes
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