Éditions Corti, Série américaine, 2013.
Traduction par Maïtreyi et Nicolas Pesquès.
Lecture d’Angèle Paoli
Source « AINSI EN VA-T-IL DE LA PROPRIÉTÉ PRIVÉE » Croiser son corps de lectrice ― pensée, mouvements et humeurs ― avec celui de deux traducteurs, femme et homme, danseuse et poète (Maïtreyi et Nicolas Pesquès), et, plus en amont, avec les mouvements et humeurs, corps et pensée, énigmatiques, de la poète américaine Cole Swensen, c’est tenter de faire remonter à la surface, mots sous les mots, les mots de l’autre, des autres, superpositions de sensibilités, strates de langues et de langages. Dans l’entrecroisement des corps, un théâtre s’ouvre, qui démultiplie les scènes en quinconces. Théâtre du monde qui donne à entrevoir un univers disparu dont nous ne saisissons que bribes et reflets. Des fantômes glissent, comme surgis soudain des miroirs d’eau où ils s’étaient endormis ; ils effleurent un instant nos mémoires, puis s’effacent, égarés dans d’étranges jardins, autrefois leur propriété, devenus publics avec le temps, dont ils ne reconnaissent ni les formes ni les usages. C’était pourtant leur monde familier, ces espaces réservés, ordonnancés en terrasses, agrémentés de parterres savamment enlacés, de bassins et de grottes, de bosquets, d’orangeries et de serres, de statues et de jets d’eau. Étrangers à eux-mêmes et au monde bouleversé par les révolutions qu’ils n’ont pas vu venir, ces fantômes sont les Grands de jadis. Les Médicis – Catherine, « l’arpenteuse des Tuileries » et Marie qui fit venir l’eau de la Rungis pour alimenter le jardin du Luxembourg –, et Fouquet, « l’âme » de Vaux-le-Vicomte ; et les Condé, les Montpensier. Et les rois. Sans parler des surintendants « des Eaux et Fontaines », de « Louis Le Vau l’architecte, Charles Le Brun le peintre », sans parler des sculpteurs, savants de tous ordres, qui contribuèrent à l’élaboration de ces majestueuses demeures, créées pour défier l’éternité. Et inventer pour y parvenir tout ce qui favoriserait la relation sublime du roi à Dieu. Mais, avec Cole Swensen, les Grands ne sont qu’ombres errantes. La galerie des portraits n’est qu’à peine esquissée, vaste trompe-l’œil au service d’une poésie exigeante et originale, dont Le Nôtre n’est peut-être qu’un prétexte. Jardinier de Louis XIV, né en 1613, fils et petit-fils de jardiniers du roi, André Le Nôtre, ayant acquis ses lettres de noblesse en l’an 1675, est aujourd’hui connu et reconnu comme l’inventeur du « jardin à la française ». Un jardin qui marie savamment, grâce au génie du grand maître, les deux pôles opposés mais complémentaires de la nature et de la culture. Ainsi, après s’être consacrée à un livre d’heures ― Si Riche Heure ― et à l’histoire du verre et des fenêtres ― L’Âge de verre ―, Cole Swensen complète-t-elle sa trilogie française avec un recueil poétique à caractère historique. Le nôtre – titre sans capitale à l’initiale de nôtre, titre non dénué d’un certain humour – combine en effet Histoire et poésie, une poésie extrême contemporaine alliée au Grand Siècle. Excluant toute inspiration épico-héroïque, la poésie de Cole Swensen, volontairement dénuée de pathos – et conforme en cela à la retenue « classique » –, s’attache à adapter la forme poétique de ses textes à l’objet qui lui tient à cœur. La traversée spatio-temporelle des jardins de Le Nôtre. Temporelle, la traversée n’exclut nullement les anachronismes les plus cocasses ; spatiale, elle incite le regard à se saisir des décrochements qui s’opèrent sur la page, d’un vers à l’autre. Et à s’en accommoder, non sans quelque effort parfois. Ainsi l’œil traverse-t-il le poème comme s’il s’agissait d’un espace en paliers, espace dont l’équilibre naît pourtant d’une forme d’irrégularité, d’un écart par rapport à la régularité prosodique. La fragmentation des vers et les sauts inattendus des groupes de mots, jouent à la fois sur l’aspect visuel du poème dans la page et sur sa thématique interne. Ces disjonctions, qui créent une attente jubilatoire, s’accompagnent parfois d’une « extension » fantaisiste et drôle, comme dans le poème « Et les oiseaux aussi » : Peu nombreux sont les poèmes dans lesquels les vers s’alignent sagement l’un derrière l’autre. C’est le cas de « Paradis » (situé dans la partie « Histoire »), poème composé de douze vers de longueur à peu près égale, regroupés deux à deux (peut-on, ici, parler de « distique » ?). En revanche, « Anamorphose » (dans la partie intitulée « Principes ») qui alterne vers longs et vers brefs, selon des dispositions décalées, dessine des sinuosités qui défient les règles de l’alignement. Or, ce sont ces règles-là, méticuleusement calculées et organisées, qui régissent les architectures paysagères du jardinier Le Nôtre. Mais pas seulement. Il entre dans le savoir de Le Nôtre, hérité de la tradition ancienne, tous les « rouages complexes » des sciences connues et maîtrisées de son époque ― « le dessin, l’astronomie, la cartographie et la géométrie, qui incluait la science de l’alignement » ―les techniques mathématiques et optiques, « telle la perspective anamorphique » susceptible de créer, « pour les yeux comme pour l’esprit », « des jardins de charme sans précédent ». De sorte qu’il est permis de penser que ― mise à part la question de l’alignement ― les cascades de vers de Cole Swensen sont à l’image des enchâssements de jardins et de bassins en terrasses créés par Le Nôtre. Autant dire qu’avec le Le nôtre de Swensen, le lecteur se trouve confronté à bien des complexités et entrelacs de la pensée. Véritables jeux de miroirs dans lesquels s’opposent et se rejoignent de manière asymptotique les contraires. À l’infini. Sans pour autant que le même lecteur soit mis à l’abri des géniales ingénieries et ingéniosités du grand « architecte du paysage » qu’est Le Nôtre. Bien au contraire. Car derrière l’apparence ordonnée dite « classique » des chefs-d’œuvre de Le Nôtre, n’est-ce pas une part de l’esprit baroque qui impose ses miroitements multiples derrière « la toute jeune pensée des Lumières » ? Méditation sur les jardins de Le Nôtre, le recueil progresse de définition en définition. Le jardin est. Équation annoncée dès le premier poème : « Un jardin est un début ». Successivement « début », « miroir », « fenêtre », « monde compté », « visage transposé », « défaut dans la cuirasse », « marée », « denier », « machine à multiplier », « allergie », « asymptote », « approche infinie », le jardin peut inclure la vérité générale : Au-delà, le jardin est perçu et défini comme démultiplication d’« extensions ». Parce que « Le Nôtre ne supportait pas les horizons bornés – Saint-Simon ». Parce que « la tâche du jardinier est d’ouvrir l’espace ». Parce que Le Nôtre voulait « forcer le monde à venir chez lui ». Porté par l’élément comparatif « comme », le jardin s’affirme comme une possibilité d’agrandir l’espace ― n’est-ce pas là l’une des fonctions du labyrinthe ? ―, d’ouvrir les perspectives à d’autres domaines de pensées que ceux pour lesquels il semble conçu au premier abord. Il suffit de lire quelques-uns des titres de poèmes pour s’en convaincre : À partir de ces multiples extensions, chacun est libre de choisir à sa guise l’interprétation symbolique qui convient à sa sensibilité et à sa façon d’appréhender le monde. A contrario, pour la poète comme pour le jardinier royal, le jardin est aussi « la preuve vivante de l’empire de la raison sur la nature » et tout l’art consiste à combiner les contraires, forêt et maison, maison et nuages, équilibre et abandon, intérieur et extérieur, courbes et parallèles. Et à résoudre la question de l’ubiquité : Et l’on découvre au fil des pages, que le « vocabulaire paysager » s’est élaboré en même temps que les formes auxquelles Le Nôtre donnait existence ― « étang-parterre », « boulingrin », « treillis en cascade » ― élargissant à mesure « le manège de ces vastes étendues » dont la révélation passe par l’art de nommer : Une façon pour Le Nôtre de faire de la nature une demeure plus vaste encore. Et d’habiter le monde, poétiquement. Si Le Nôtre incarne le jardin français, il n’est plus exclusivement « nôtre » depuis que Cole Swensen, poète américaine, éprise de l’immense talent créateur du grand architecte des jardins royaux, s’est emparée de son histoire ainsi que de celle du Grand Siècle. Peut-être faut-il voir dans cette appropriation ― OURS ― l’une de ces « extensions » inattendues et nécessaires dont la poète a le secret ? Ou encore, dans ce pont jeté entre les continents, l’évolution inéluctable des biens, qui transitant d’une époque à une autre, d’un pays à un autre, changent aussi de propriétaire. « André Le Nôtre pensait qu’en jardinant selon les plus stricts principes de la géométrie, le temps tomberait en pièces dans ses mains. Ainsi en va-t-il de la propriété privée. » |
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L’œil absolu pour la géométrie d'André Le Nôtre dans la création de ses jardins "réguliers" semble avoir trouvé miroir dans l'écriture de Cole Swensen. Un dialogue entre ciel et terre y est lisible. Au fil des mots on découvre des points de vue surprenants car le schéma de composition du livre devient l'objet d'une écriture puis d'une lecture de virtuoses ! Le Nôtre inscrivait un jardin dans un paysage. Angèle Paoli inscrit sa lecture dans une perspective parfaite.
Rédigé par : christiane | 14 avril 2013 à 20:24