Triptyque photographique, G.AdC
« JE VOUDRAIS DEVENIR OISEAU »
« Oui je sais, on est décembre : décembre la ciguë », s’impatiente pour elle-même la narratrice du dernier ouvrage d’Édith Azam, Décembre m’a ciguë.
Poison violent, « décembre dans les os » coule comme un venin dans les veines. Décembre est potion vénéneuse à avaler coûte que coûte, un enfer dilué goutte à goutte sous la cognée du temps. Décembre m’a ciguë.
Par ce titre violent, – un hexamètre qui fait basculer le nom de l’ombellifère mortel du statut de substantif à celui de participe passé d’un verbe inventé, de même facture que le « m’a disparue » de la phrase : « Quelque chose m’a disparue » –, Édith Azam amorce le monologue (autobiographique ?) qui met la narratrice aux prises avec une mort annoncée. La mort de « Mamie », la grand-mère tant aimée. « On m’a dit : pour décembre » / « C’est pour décembre, va falloir être costaud ». Décembre est donc au cœur du récit, obsédante unité de temps, qui donne le tempo à la révolte de la jeune femme. Martelés par la colère et le refus, les premiers chapitres du récit sont scandés par la présence impitoyable et intrusive de l’horloge et du téléphone. L’un et l’autre, ennemis mortels de la jeune femme dans ce décembre glacé. Aiguilles et sonneries imprévisibles rythment un temps non maîtrisable, un temps qui envahit l’espace la tête le corps pour les broyer. « Le temporel : nous extermine. » Le temps de décembre échappe s’allonge s’étire, indéfini, « X heures Y secondes ». Abscisses et ordonnées absurdes qui engrillagent le monde et sèment la violence jusque dans la mâchoire, ce « champ de mines ». La parole intériorisée est prête à exploser, à faire éclater le corps.
« Le corps : de la tôle froissée, des morceaux de ferraille qui volent en éclats. Il y a tellement, tellement de pression : sous la peau… »
Le temps cogne et c’est tout. Il rythme la révolte, l’enfantine révolte qui charrie avec elle tout l’incompris de la vie. Tout l’impossible à vivre. Il alimente le refus de Didou – toute la gamme des refus – qui scande obstinément ses journées de « Veux pas, peux pas ! Je peux pas vivre un truc pareil ! »/ « Veux pas, t’entends : personne : PERSONNE !... »
Décembre est ce temps de l’attente qui réduit au cri et à l’onomatopée toute velléité de langage. Dépecé, désossé, le langage est vidé des clichés qui toujours imposent leur charge :
« On est jour J moins quoi ». Prisonnière de ce temps qui va d’un moment à l’autre lui annoncer l’inéluctable, la narratrice cherche de multiples et menus subterfuges pour « dévier l’angoisse », la désamorcer, la tenir à distance. La cigarette et les couvertures, le bol de thé et les crayons, les petits rituels du quotidien, les exercices ludiques, les « bêtises qui sont n’importe quoi », mais qui aident à conjurer le sort. Ou du moins à se convaincre…
Le tout est de faire reculer le temps. Afin que puisse entrer l’espace. Car seul l’espace permet de recréer le lieu des origines, de faire resurgir de son absence le visage de Mamie. De renouer les liens. D’en savourer la chaleur et la magie :
« L’espace, l’espace, tout l’espace à franchir pour te revoir encore. Je pense à la marelle, comment lancer le bon caillou, au bon endroit, pour avancer. »
Avec le visage ressaisi un instant dans la paume de la main, les souvenirs refont surface ; remontant en longs flashbacks, le passé retrouve formes et images. La voix de la grand-mère ramène par bribes les récits de l’enfance. L’histoire du Chevalier Bran émaille le monologue, bretelle l’une à l’autre la vieille dame et son « filleton Didou ». La tendresse qui perce sous les mots, fait reculer l’angoisse.
« Je ne suis plus le temps, et nous sommes l’espace ».
L’espace récréé sous les couvertures qui protègent de l’agression du réel ramène par séquences l’histoire du chevalier de Bretagne transmise à l’enfant par sa grand-mère. Fusionnent alors présent et passé de l’enfance, images et personnages. Pareille à la Dame qui affronte la nouvelle de la mort de son fils, la narratrice se dresse face à la mort qui avance vers elle et glisse, « impitoyable », « toutes voiles dressées », sur la barque de son « infranchissable ». Mais à la différence de la mère du chevalier Bran, la jeune femme oppose au « masque funeste » de la mort toute la force de sa résistance :
« Je ne dirai pas son nom, je n’avalerai pas sa ciguë, jamais, tu m’entends : JAMAIS ! Je lui tiendrai tête, oui, j’appliquerai mon front à son masque funeste, je me ferai à sa hauteur, je lui maintiendrai la dragée haute. Je mettrai sur mes tempes les cornes de la lune et lui perforerai le corps… »
Avec « décembre dans les os », quelque chose persiste pourtant de la vie dans ce corps disloqué qui ne parvient pas à disparaître. Ce quelque chose qui est vivre, c’est l’écriture. Écrire est au centre du texte, au centre des interrogations de la narratrice et de ses préoccupations :
« Et les bras tendus, à la fin quel désastre, quel désespoir quelle… écriture. »
L’écriture est sans doute aussi au cœur de la relation de la narratrice avec sa grand-mère. Ainsi, c’est dans l’effort d’écrire que se tapit l’amour :
« Aimer réside dans cet effort-là : écrire, autrement dit se vivre. »
Cet amour qui coule de l’une à l’autre, les relie :
« Et quoi ? Quoi, rien, je regarde la lune, je sais vers qui elle va, et de ta chambre aussi, cela j’en suis certaine, tu as dû lui faire signe. »
Au-delà du lien personnel qui se noue autour et par-delà l’écriture, il y a l’écriture en elle-même, si particulière, de Décembre m’a ciguë. Une écriture qui prend appui sur l’hexamètre du titre pour donner au texte son rythme intérieur. D’hexamètre en hexamètre, la phrase prend l’allure d’alexandrins :
« Dans l’en-deçà de moi (6), me retrousse en entier (6), au plus grave des chairs (6), au plus profond du corps (6). »
Certes d’autres rythmes interviennent au cours d’une même page. Mais la présence de l’hexamètre brouille l’impression première de heurt. Et si la combinaison des deux rythmes surprend, la fluidité apportée par la succession d’hexamètres l’emporte sur le caractère nerveux des syntagmes hachés. Soutenus par une forme complexe, les chapitres brefs emportent le lecteur – sans jamais qu’il se lasse – dans le flux tendu et haletant d’une écriture émaillée de multiples trouvailles et inventions de langage. Une écriture de poète.
Avant même que se tissent autour de l’écriture les lignes qui relient la narratrice à sa grand-mère, celle-ci s’impose, visible sur la page, à partir de la ponctuation. Notamment des deux points dont Édith Azam fait un usage non conventionnel. La phrase se développe, ample, jusqu’aux deux points : qui isolent de manière inattendue un mot. Ainsi le rôle des deux points se trouve-t-il modifié. Le sens suspendu. Le rythme soudain brisé, qui rejette le mot et le met en relief, sous les feux du projecteur.
« Le temporel : nous extermine » […] « J’en sais les mandibules, les pattes : qui me détricotent. Qu’importe, je l’ignore, tapote doucement les petits ventricules, imagine mes doigts sous la peu, imagine si fort, qu’il n’y a plus rien alors : d’imaginaire. Cette vie qu’il nous reste résiste, ne s’avoue pas : vaincue ».
« À nouveau je m’enfouis six mètres sous les couvertures, à des milles et des milles de toute terre habitée, et je : nous redécouvre. »
« Assise sur le lit et au seuil du langage », la narratrice désarçonnée voudrait « trouver un poème ».
« Un poème, une forme simple, le bon lieu où : disparaître. Il serait en octosyllabes. Nul n’aurait à le lire, il serait là, c’est tout. Il serait un poème que l’on suivrait des yeux comme on suit les oiseaux. Je voudrais écrire un poème, non, je voudrais devenir oiseau ».
Attendrissante enfant révoltée qui saigne à blanc et à vif, Édith Azam est sauvée dans sa détresse par son inventivité espiègle. Bousculant les structures du langage, elle joue et jongle, talentueuse et drôle. Elle crée un rythme bien à elle, et la page entière devient : poème.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli