Le 5 mars 1696 naît à Venise, dans le quartier de Castello, Giovanni Battista Tiepolo, dit Giambattista Tiepolo.
Giambattista aurait sans doute suivi les traces de son père, armateur avisé, dans les voies du commerce maritime, si Domenico Tiepolo avait vécu. Mais la mort du père, survenue un an à peine après la naissance de Giambattista, en décida autrement. Orsetta Marangon, mère de Giambattista et de nombreux autres enfants, se trouve confrontée à des difficultés financières imprévues. Dès 1710, Giambattista entre en apprentissage dans l’atelier du peintre Gregorio Lazzarini (1655-1730), artiste très réputé dans la Venise de l’époque. L’élève reçoit de son maître un enseignement qui lui assure les bases techniques et plastiques nécessaires à la réalisation de son travail : étude du dessin, de la perspective, de la composition de groupes de personnages. Influencé dans un premier temps par la grande tradition des peintres vénitiens du XVIe siècle ― Jacopo Tintoretto, Paolo Veronese, Palma Giovane ―, Giambattista complète sa formation en reproduisant sur ses carnets de croquis les motifs d’autres peintres. Ce modeste travail de copiste permet au jeune artiste d’engranger d’autres formes, compositions et structures, qu’il retravaille à sa guise. L’une de ses premières commandes est une série de gravures reproduisant des œuvres célèbres du XVIe siècle destinées à entrer dans une collection d’estampes : Gran Teatro delle pitture e prospettive di Venezia/Grand théâtre des peintures et des perspectives de Venise. Entre 1715 et 1716, Tiepolo réalise cinq tableaux d’inspiration religieuse destinés à orner les lunettes des nefs latérales de l’Ospedaletto de Venise (église Santa Maria dei Dereletti). En 1717, le nom de Tiepolo est mentionné pour la première fois dans les registres de la fraglia, corporation des peintres vénitiens. Cet événement marque la fin de l’apprentissage du jeune homme et le début de sa carrière. Devenu, dès 1716, conseiller artistique et peintre de Giovanni Cornaro, doge de Venise, Giambattista Tiepolo fréquente les personnalités les plus influentes ainsi que les collectionneurs les plus importants de la Sérénissime. Ce qui lui attira les reproches et parfois la haine de ses contemporains.
Tiepolo : la dernière bouffée de bonheur en Europe. Et, comme tout vrai bonheur, il était plein de côtés obscurs, qui n’étaient pas destinés à disparaître, mais plutôt à prendre le dessus. Reconnaissable à l’air que l’on respire sans obstacles et sans efforts, comme cela n’arriverait plus. Si on le compare à celui de Tiepolo, le bonheur de Fragonard est construit en effectuant des exclusions tacites. Alors que Tiepolo n’exclut rien, même pas la Mort, accueillie parmi ses personnages sans se faire trop remarquer. Il n’est pas sûr que le bonheur émanant de Tiepolo l’habitât. Peut-être lui a-t-il dit à plusieurs occasions de revenir plus tard, parce que pour le moment il avait un travail à finir et il était en retard. […] « Tiepolo fut un peintre d’une nature heureuse », écrivait son contemporain Anton Maria Zanetti, fils d’Alessandro ― et ce bonheur ne lui fut pas pardonné. Zanetti ajoutait : « Non qu’il négligeât pour autant de cultiver son esprit fécond par des soins assidus. » Cela plut encore moins : que Tiepolo cachât en lui plus de doctrine qu’il n’en professait. En 1868 déjà, Charles Blanc esquissait un jugement sur Tiepolo qui allait être souvent repris de différentes manières, pendant des décennies : « Ce feu n’est qu’un feu d’artifice ; cette abondance tient plus au tempérament qu’à l’esprit. » Il fallait donc refuser à Tiepolo l’accès au domaine réservé de l’esprit. Mais pour quel péché originel, sinon justement ce « bonheur » qui semblait soustraire à son œuvre les mérites d’une certaine dignité ? Tiepolo eut toujours contre lui les « critiques sévères ». Déjà durant sa vie, comme en témoigne Zanetti, quand il fait allusion au fait que personne, autant que Tiepolo, n’avait su réveiller « les idées assoupies, heureuses et si pleines de leggiadria, de grâce et de charme, de Paolo Caliari ». Que Tiepolo fût une sorte de nouveau Véronèse : c’est cela qui dérangeait profondément. C’est pourquoi, disait-on, « les formes des têtes ne sont pas inférieures en grâce et en beauté ; mais les critiques sévères ne veulent pas permettre que l’on dise qu’elles ont autant d’âme et de vie que celles du vieux Maître. […] On connaît très peu la vie de Tiepolo et ce très peu ne concerne que son activité de peintre. Presque rien n’a été dit de sa vie personnelle. Et pourtant, Tiepolo fut célèbre dès sa jeunesse. Mais sa vie était transparente, comme du verre. Personne ne la remarqua. Tout le monde regardait le paysage qui s’ouvrait derrière elle. C’est aussi l’une des raisons pour lesquelles Tiepolo fut capable d’assumer le rôle d’épilogueur de la peinture, de même que dans un spectacle il y a un acteur dont la seule fonction est d’apparaître à la fin pour un salut irréprochable à l’adresse du public. C’est ainsi que la peinture prit congé de nous ― tout au moins dans le sens particulier, singulier, irrécupérable qu’elle avait assumé sur le sol européen pendant cinq siècles environ, quand les peintres étaient innombrables, mais nourris par une peinture unique, qui n’est qu’une seule et même matière en mouvement et fait penser à certains acteurs très gras, d’une légèreté et d’une grâce impeccables, tel Sydney Greenstreet. Au cours de tous ces siècles, la peinture fut en premier lieu une tâche assignée par le monde, à travers différents procédés, qui étaient au fond indifférents. La seule chose essentielle était qu’il arrivât de l’extérieur une injonction, comme pour un messager l’ordre de se mettre en voyage. Tiepolo ne peignit peut-être jamais que sur commande ― et là où l’on soupçonne que l’œuvre n’a pas été commandée (ainsi pour la série des Scherzi ou pour les petites toiles finales de La Fuite en Égypte), elle exhale un parfum irrésistible de défendu et de secret. Ensuite, ne restèrent que les artistes. Certes, il continua à y avoir des commanditaires, publics et privés. Mais quelque chose s’était gâté, de façon irrévocable. La peinture devint de plus en plus une activité de monologue, un délire tranquille qui reprenait et se refermait tous les jours avec les heures de lumière derrière les verrières d’un atelier. Il restait des artistes, pleins d’humeurs, de caprices, de fantaisies, d’impatiences. Et à la fin, peu s’en fallut qu’ils ne disparaissent à leur tour. |
GIAMBATTISTA TIEPOLO ■ Giambattista Tiepolo sur Terres de femmes ▼ → 27 mars 1770 | Mort de Jean-Baptiste Tiepolo |
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Je ne connaissais pas ce livre de R. Calasso. Cette façon d'approcher l'artiste et l'homme, l'art pictural du XVIIIe s., est étonnante. Le "rose" de Tiepolo... j'y ajouterais volontiers les bleus transparents des plafonds qu'il a décorés à Venise.
La guitare d'Anthony Ocaña, si légère et si proche des sonorités du oud, accompagne joliment la lecture de cette éphéméride.
Rédigé par : christiane | 06 mars 2013 à 09:32
Cette composition de Guidu AdC. : "cinq fragments de ciels de Tiepolo" est extraordinaire. Rien que la couleur, que les couleurs entre elles. Exaltation d'une lumière presque irréelle des ciels d'été ! La couleur devient un élément fondamental de la construction spatiale de la composition. Tiepolo arrive à retranscrire ses sensations picturales avec bonheur et ces couleurs sont d'une somptuosité incroyable. Palette magique : jaune clair presque doré, coulées bleuâtres s'empourprant ou s'éteignant dans des mauves fragiles, bleus vifs et roses joyeux. Toutes fusionnent, se fondent, épurées dans la légèreté de l'espace. quel virtuose ! Poésie légère d'une grande subtilité chromatique. Merci Guidu.
Rédigé par : christiane | 06 mars 2013 à 10:57
Merci à vous chère Christiane !
Savez-vous que, pour un peintre authentique, la figuration n’est ni figurative ni abstraite, elle est tout simplement sienne. Elle est d’abord mentale quelles que soient les époques…
Ainsi, en s’approchant d’une toile, surtout si elle est de grand format, on ne distingue plus clairement les formes… ce sont des teintes, souvent des formes sans forme que l’on perçoit d’abord.
Quand je visite une exposition je suis aussi le nez quasiment sur les toiles et je me recule ensuite pour en envisager l’ensemble. C’est ce que font les peintres, il peignent à quelques centimètres de leur toile ou de leur plafond (quand c’est à fresque ou à l’aquarelle c’est encore plus vertigineux, le temps est compté, comme en un instantané photographique…) , ils inscrivent leur traces à la distance de leur main augmentée seulement de celle de leur pinceau, il n’ont pas besoin de voir ce qu’il font, c’est d’ abord par l’esprit qu’il inscrivent, même si le medium est le bras qui transmet l’impulsion du cerveau (de l’âme) au pinceau jusqu'à la surface …
La peinture abstraite a toujours existé et n’est pas une révolution, elle est juste un changement de convention. Les arts, les vrais, ne sont pas rupture mais continuité tout au long de leur histoire.
Ce n’est pas l’art qui est novateur, mais seulement le regard qu’on lui porte !
Ainsi des cavernes de Lascaux à Olivier Debré, l’Art n’est dans le fond qu’une question de point de vue … (le mien est celui du photographe )
J’ai compris cela en faisant de la photographie, où tout est dans le cadrage, la mise au point, le zoom, la lumière, le sujet souvent en étant secondaire…
J‘ai proposé ci-dessus une lecture « abstraite » de Tiepolo qui ne vous a pas échappé ni à notre cher webmestre éditeur !
Ce n’est pas un sacrilège, pas une critique anti-académique, seulement un point de vue…
Merci encore de le partager et de me permettre de faire référence au Mythe de la Caverne si cher à Platon en évoquant une pipe qui n’en est pas une…
Amicizia___
Guidu
Rédigé par : Guidu AdC | 06 mars 2013 à 18:55