« On ne peut coller un nom à toutes ces sonorités
internes ni leur donner un visage. Mais elles sont là
et se font sentir à tout propos. »
Ph., G.AdC
SOTTO VOCE
Monologue (1) est composé de quatre monologues successifs, tenus par quatre personnes distinctes. Chacun le sien. Celui de Godeleine (sœur décédée à dix-huit ans) ; suivi de celui du père, de la mère et, pour finir, de Ludo monologué par lui-même. Le tout conduit par un seul : Ludovic Degroote.
Un monologue, par définition, est une voix qui parle dans l’interne de ses mots... Mais à qui s’adresse-t-elle ainsi ? À quelle partie d’elle-même ?
…
Les morts n’ont pas de face, les regarder est impossible. La seule façon de les approcher, c’est de leur parler le dos tourné. En aveugle.
« ainsi ma voix a-t-elle tenté de disparaître
que tu la relèves nous place dans une relation logique et absurde, ma parole étant devenue vacante et usurpable »
Lorsqu’on écrit, on n’est jamais du bon côté. Personne alors ne sait vraiment où il se tient.
Les morts n’ont pas de voix. C’est vrai. Visage et gestes se conservent mieux. Mais pas la voix.
Même enregistrée, elle ne dure pas longtemps. La réécouter en boucle, c’est la perdre. L’user.
Peut-être faut-il se vider de ses voix ? Les halluciner pour les incorporer à nouveau et les entendre en sotto voce dans sa propre voix.
Godeleine Degroote, morte sur une route « non loin de folkestone en angleterre le huit août mille neuf cent soixante-six », cette voix est une absence comme le sont toutes les voix qui parlent dans les livres. Dans nos têtes… Des absences intériorisées. Des manifestations en creux.
« […] je ne suis pas certaine de pouvoir exprimer si je me satisfais de cette façon d’occuper ma parole et mon silence, cela reviendrait à dire que je serais contente d’être morte ou de vous avoir infligé ça, or dès que je vous vois je deviens triste »
Elle remonte, parle à travers. Non pas dans les silences où elle serait inaudible, mais en, et seulement en parole et en écriture. Voix suspendues des mots. Corps transparents de la voix.
On bouge pour ceux qui ne bougent plus.
La question n’est pas d’être immobile ou non, mais d’accepter l’envahissement, et cela au-delà de la peau.
…
S’entendre, c’est accorder ses voix. Donner de l’épaisseur à l’entre dedans / dehors.
Un seul côté, est inimaginable. N’a pas lieu. Ne peut tenir. Deux est un chiffre premier. Un battement. Un espace de respiration.
…
« le fait est que je suis morte »
…
« je suis morte, et j’attends que mes parents viennent me reconnaître »
Pourquoi parler de présence ou d’absence puisque aucune ne peut jouer sans l’autre ? Sans cet espace qui les relie et les disjoint.
Comment articuler ce qui n’a pas de mots ?
…
« penser à rapatrier mon corps […] »
…
Dès la prime enfance, des écarts, des failles se sont fait entendre, çà et là, dans la conduite de notre voix, souvent mal occupée, insuffisamment tenue. Des ouvertures, des voix étrangères ou proches se sont mêlées à nos propres intonations. Nous ont laissé leur empreinte. Ont pris assise.
« je ne peux oublier tous ceux qui restent en vie, puisque ma matière de morte est condamnée à chercher sa forme à travers eux
c’est ainsi, dit-on, que les morts continuent à vivre »
…
Leur découverte se fait par l’entremise de nos jeux, au début pour se donner la répartie ou dans la solitude des nuits pour se tenir compagnie.
Puis, un jour – ça se précipite, se bouscule au portillon ; ça vous traverse, et, d’un coup, vous n’êtes plus seul sur la ligne de démarcation. Vous êtes emprunté. Et c’est une famille entière qui truffe vos mots. S’agite en vous. Jusqu’à basculer au-devant de votre voix en ne vous laissant que peu de place.
…
« en mourant tu as ouvert ma vie à une suite de logique d’enfermements, j’ai réussi à gagner à peu près tous ceux que j’ai pu croiser, c’est pour cette raison que j’en reviens toujours à toi, comme si le point de départ n’était pas ma naissance mais ta mort, qui a produit ma naissance dans ta mort »
…
« parler de toi m’est plus facile parce que je te vois de l’espace où tu me reconstitues et où les mots naissent en me ramenant à des semblants de vie, et quand je te vois écrire ceci je me dis que non décidément, tu es incapable de sortir de ma mort autant que tu es incapable de sortir de toi-même alors il te reste à continuer[…] »
…
Aucune de ces voix n’est le produit d’un délire. Elles sont parfaitement domiciliées en nous, font partie des meubles, de cette famille interne que l’on ne peut quitter sans se perdre. La plupart d’entre elles sont inconnues ou venant d’êtres chers effacés. Nous étions jeunes, et elles si paniquées par leur disparition…
…
Le souvenir n’est pas un bon marqueur. On ne peut coller un nom à toutes ces sonorités internes ni leur donner un visage. Mais elles sont là et se font sentir à tout propos. Des familières aux occasionnelles, toutes ont leur mot à dire.
En dehors de nous, nul ne les entend.
« chacun nous vivons avec des polyphonies intérieures auxquelles nous n’accédons pas toujours […] mais nous sommes parmi ces voix de la même portée ça s’écrit et crie dans la même gamme »
Voix des disparus, introjectées dès l’enfance. Voix de toute une vie qui pèsent chaque année de plus en plus. Nous devenons un jour parents de nos parents, l’ancêtre d’une tribu de disparus.
« je ne peux me défaire de mourir car je vis dans un processus de reconduction du temps fini qui est passé dans la tête des autres »
Ces voix sont solitaires et à la fois dépendantes ; isolées et côte à côte sans jamais échanger.
« dès lors, ils étaient condamnés à errer, chacun dans sa solitude, l’un auprès de l’autre
et à fabriquer d’autres solitudes
pour tenter d’échapper aux premières »
…
Tout le monde ne ressent pas cela de la même façon. Pas question, ici, de jeter la pierre à celui ou celle qui demeurerait en lui en parfait solitaire ; unique et uni dans sa voix ; sourd à ce qui bruit en dessous. Peut-être que la moindre ouverture en lui, l’externaliserait à tout jamais ?
Tout le monde ne naît pas troué, équipé pour ce type de courants d’air.
C’est bien avant sa naissance que l’on est désigné pour occuper cette fonction.
– Celui-ci sera notre porte-voix ! […] Ou poète.
Appelez-ça comme vous voudrez, le résultat sera identique : vous serez agité toute votre vie, traversé comme un couloir… ouvert à même la langue. Et il vous faudra écrire. Encore. Et encore. Sans que jamais rien ne s’estompe. Ou si peu.
Élu par plusieurs générations, des antérieures à celles qui n’ont pas encore eu voix au chapitre, les pas encore nées, les pas encore mortes, mais déjà là, intéressées par la chose. Et tous seront d’accord :
– Ça sera Ludovic !
…
Ces voix te parlent, et ça depuis le premier jour. Père, mère, frères et sœurs ; arrières et encore arrières – qu’importe, nous sommes lieu de passage.
On naît conducteur ou pas.
« tu es passée dedans, tu me fais vivre donc j’écris de ma main perdue »
La main qui écrit est une main creuse où circule ce qui n’a plus ni bouche ni cordes vocales ; mains de « ceux qui sont partis sans me quitter »
« toi tu es tombée d’un bloc et ta chute a emmené tout ce que tu avais à portée de main »
« je me suis sentie si seule dans cette rupture » et Godeleine de bouger dans tes mots. Les mots de qui ? Pour qui ? Qu’importe. L’important c’est de bouger. De respirer pour deux. Pour plus, si nécessaire.
…
Pensées des morts (2) et 69 vies de mon père (3)… ont déjà laissé entendre certaines de ces voix.
La mort n’est pas un lieu. « c’est pour ça que je ne peux pas me recoudre »
Le creux se fait plus grand de jour en jour.
Nous sommes doublés de nos morts.
Ici ne repose pas, mais cherche à se soustraire, se déduire de chaque mot écrit du bout des doigts qui inscrivent sa perte.
« peut-être ne meurt-on pas chacun pour soi, mais les uns pour les autres, ou les uns à la place des autres, puisque dès qu’elles tombent des voix tombent en nous »
« j’ai à la fois conscience d’écrire à partir de moi et à la place de quelqu’un d’autre qui attendrait que je parle en son nom »
…
Mais à quel corps se raccrocher lorsqu’on ne demeure plus dans son nom ? Celui d’un frère, d’une sœur…
« sommes-nous d’ailleurs capables d’être ce que nous sommes, nous qui n’avions qu’à peine commencé, et comment continuer dans ce nous d’un je mal établi […] »
Jean-Louis Giovannoni
Rue du Chemin-Vert, mars 2013
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(1) Monologue, éditions Champ Vallon, Collection Recueil, octobre 2012, 102 pages (11,50 €). Diffusion Harmonia Mundi.
(2) Pensées de morts, éditions Tarabuste, 2003.
(3) 69 vies de mon père, éditions Champ Vallon, Collection Recueil, 2006.
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Du livre à ce lecteur hors norme nait une méditation impressionnante sur le poids des absences-présences en nous quand ceux que nous aimions nous ont quittés et que nous ne savons d'où vient ce qui nous hante, comme une voix... Périlleuse lecture en abyme pour la petite lectrice que je suis qui entend, elle aussi, cet au-delà de la mémoire et qui traverse ce qui ne doit pas être traversé pour parfois nier l’irréversible...
Rédigé par : christiane | 15 mars 2013 à 11:38