Ph., G.AdC
LE CHANT DE L’INFINI SILENCE
Si Frère humain s’inscrit en écho à la dédicace (Pour Jean-Louis, in memoriam), Sylvie Fabre G. confère au titre de son recueil un caractère délibérément « neutre ». L’absence de déterminant et l’emploi de l’épithète donnent à ce « frère » une dimension universelle, comme si le singulier ne renvoyait plus seulement à un seul, mais à tous – ou plutôt, par le frère unique, à tous les frères humains. Ce titre pourrait alors nous faire penser au Cantique des créatures de saint François d’Assise – comme si le poète donnait à entendre une invocation, créant un chemin entre sa vie et celle des autres dans l’ouverture du poème qui transporte celui qui parle et celui qui écoute vers une signification toujours nouvelle : « désir de Pentecôte qui irrigue le poème » ; corps nouveau d’une langue de deuil « qui s’enlumine », excédant la définition reçue par la vie intérieure que le langage mène et continue de mener en nous par l’interrogation « incendiaire ». Alors « la maison pose question humaine / pour rappeler l’urgence / l’absent, où ? ».
Ainsi, dès le titre, le poète semble nous dire quelque chose d’une expérience commune – s’adressant à notre écoute sensible, à ce qui fait notre fraternité humaine tissée de mots, Sylvie Fabre G. compose un chant discret et généreux, rythmé par une parole précaire, « prière d’énigmatique souffle », qui nous confronte au paradoxe d’« une voix – sans personne », à cette vibration du presque rien, de la respiration ténue (presque un chuchotement) qui dans le moindre (« poudre fragile des mots ») nous livre quelque chose de l’ordre d’un infini : « l’appel des nuages », celui qui « verse le surcroît d’amour / bien plus loin que la source / où boit l’enfant d’immortalité » ; un « vent mystique » qui emporte, avale le cercueil, garde vivant le frère humain. De même, si la neige, en écho à l’enfance, « manque de temps », elle ne manque pas d’éternité « pour battre le rappel ». Car l’éternité n’est pas un ailleurs inaccessible, mais une présence dans le temps : présence qui se donne tout en se retirant, échappant à toute prise, se manifestant à travers la voix nue – murmure qui nous rappelle la source, le fond, matrice de toute parole incarnée, souffle qui engendre les mots : « La neige neige / voix du silence sur la page / densité blanche / halo de vide / étrangement accordé au mystère / – du corps contre l’invisible ? »
La parole excédée : l’épreuve du silence
Comme le peintre nous atteint à travers le monde tacite des couleurs et des lignes, le poète semble s’adresser en nous à un pouvoir de déchiffrement informulé. Et si le langage exprimait autant par ce qui est entre les mots que par les mots ? Par ce qu’il ne « dit » pas que par ce qu’il « dit » ? « Bâton d’aveugle / pour silence sans borne ». Serait-ce le silence qui a valeur de parole, ou la parole qui garde en elle-même le silence intact ? « Neige qui recouvre les mots », il est aussi « la neige dans le poème » – « la mort neige et la voix ». Et comme la neige, « brûle sans le savoir / flamme au-dedans meurt / et renaît / le corps l’éprouve / la traverse / met au monde son floconnement. » Comme le dit Pierre Dhainaut dans sa préface, le rôle de la neige est déterminant. « Les mots ne pèsent pas plus lourd que les nuages de neige » – Mais peut-être est-ce à partir de l’errance qui arase qu’une évolution sera permise, qui rendra un sens, nécessairement fragile, à la parole. Sylvie Fabre G. subit l’épreuve, elle le doit, elle y aiguise sa lucidité.
Dans Frère humain, le silence est alors peut-être « à la mesure de ce qui s’absente / en soi » ; livrant sa précarité en son intermittence, en son énigme même, il apparaît comme cette « rose rouge sur la page », cette « voix sans visage » ; il est « du blanc sur de la cendre ». Il faut que les mots meurent pour que naisse le silence et pour que celui-ci fasse naître à son tour le poème, « là où une autre voix continue », sans nous. Comme le disait Paul Valéry, « chaque atome de silence est la chance d’un fruit mûr » – et cette maturité du fruit s’inscrit dans le chant du monde d’où l’homme est issu ; un silence performatif en cela qu’il « fait », garde vivant ce frère humain, en devenant lui-même parole poétique, parole retenue en son silence même, parole chargée de vie, de mémoire, gorgée de soleil comme un fruit mûr : « mes mots sont à ta suite / ce que tu leur demandes est saut » – saut dans l’inconnu délivrant la perspective en sa précarité, là même où le poème « brode ». Aussi le silence s’inscrit dans la matière même de la langue, il retrouve, entrouvre, cette voix humaine, son « orient ».
Le silence ouvre alors un monde : celui du poème qui renaît sans cesse de ses cendres – « comme si l’enfance toujours entrait / dans ses mots oubliant / la mort » : enfance que serait la poésie elle-même, mettant à nu les fils du silence dont elle est entremêlée – sens latéral ou oblique qui fuse entre les mots – Écrire serait alors comme une manière de feindre de n’avoir jamais parlé, de feindre l’innocence, pour se dessaisir de l’emprise des mots et laisser advenir le poème, son « infini silence / sous flocons de neige » – là où précisément le sens connu se perd, dégageant l’espace même de la création poétique : « l’amour frappe à sa langue, réclame / la vie éparse ». C’est donc l’amour même qui convoque le souffle et donne la chair des mots, frappant à la langue, lui conférant ainsi toute sa densité ontologique – cette musique intérieure qu’il nous revient d’écouter comme l’on écoute une voix de fin silence.
Cet amour n’a rien d’un rêve, d’une échappée ou d’un mythe. Il se porte au contraire à cette intensité de la finitude, au plus près du monde, y entrouvrant comme un seuil, une autre lumière : « N’ai-je eu conscience du seuil, de ce qu’il nous faut franchir pour trouver ce qui est ? / Quel pouvoir, quel mystère d’amour dans ce calice qui s’offre dans la nuit ? / Car il est vrai que l’inconnaissable au fond de nos sommeils, forme et nom qu’on ignore, nous embrasse ». Et ce je ne sais quoi que porte le poème, ce quelque chose d’étrange qui l’habite ne serait-il pas alors le mystère de l’être même du silence – mystère de sa positivité, de sa présence-absente – un sens du sens qui serait comme une ineffable vérité, une rumeur lointaine au cœur de l’être où la parole peut réellement germer. Ainsi, « est-ce dans l’éboulement laborieux des mots que se fera le plus de sens, le plus d’amour, mémoire et forme humaine, en ce silence errant et étoilé de l’inconnu ? »
La parole précaire du poème : ouverture sur l’ineffable
Fragile, toujours prêt à se briser, le souffle de la parole poétique livre en sa précarité même l’énigme de sa résistance : « Dans l’en bas de la tombe / l’abeille de sa voix encore / bourdonne au suc de l’inachevé / poème qui fuit maintenant / l’altitude d’une parole ». Son incarnation recèle le mystère de sa présence révélant ici-bas un lointain, si proche pourtant – caché dans les profondeurs d’une ineffable transcendance, ce fond de silence qui ne cesse d’entourer les mots, et sans lequel ils ne diraient rien : « en bas, l’en-haut » se tient la précarité, l’interstice entre le dicible et l’indicible, la finitude de notre fraternité humaine : « voix d’enfant riant au soleil / sa parole n’est que rais / de poussière ». Que la parole ne soit « que rais de poussière », c’est là peut-être son dénuement intrinsèque mais c’est là aussi toute sa force. Toujours menacé d’impuissance, son souffle relève de l’énigme.
Le poème semble ne tenir qu’à un fil, comme si, à chaque mot, il se mourait, mais retrouvait en cet instant de la « mort », le souffle de sa vie nouvelle, sa part d’infini. L’écriture de Sylvie Fabre G. est ainsi toute pénétrée de néant : elle s’ancre dans l’insondable abîme de cette blessure qui la constitue, qui donne relief au monde, et dans l’espérance qui fonde l’être : « Et je voyage. Au cœur de mes déserts, il y a l’oasis qui me laisse l’espoir malgré cette douleur de ma peau, ce contour, dessin qui ce qui en moi se perd à ce départ. » Par l’écriture, elle invente un chemin jusqu’au frère humain, une voie vers la lumière, « entre présence et absence ». Et c’est ce chemin ouvert par le frère humain qui ouvre sur l’autre lumière – celle que l’on voit sans voir lors même que « la cécité n’est que voyance ».
« Qui meurt a le droit de tout dire. » En citant ce vers de François Villon en exergue de Frère humain, Sylvie Fabre G. place son recueil sous le signe d’un paradoxe : celui de la présence-absente, celui d’une parole silencieuse en cela qu’elle semble s’excéder toujours elle-même, en cela donc qu’elle tient de la prière et à la prière comme à ce qui, lui manquant, la constitue : « enfance première » dont elle porterait le deuil. Mais ce deuil n’est pas tant ici le signe d’une perte irrémédiable que l’appel à un renoncement où s’inscrit toute la finitude humaine : « parti / c’est cela l’expérience de vivre ? » Renoncer aux mots pour consentir au silence, et laisser ainsi advenir l’autre du langage dans toute son altérité, pour laisser à ce frère humain l’espace de se dire par-delà tout ce qu’on avait projeté sur lui – espace de la page elle-même, espace ouvert par les rejets, par les lacunes ou les ruptures de construction qui émaillent le recueil de Sylvie Fabre G. : espace des larmes, des rires, du corps, espace du silence parlant où s’abolit la compréhension ordinaire : « et les larmes alors ruisselaient sur tes joues / car tu ne comprenais pas / pourquoi » […] « je peux pleurer c’est tout ».
Il n’est pas question pour le poète de « laisser place au cadavre », « terrible adversaire », dit-elle. Par l’écriture poétique, il y a « une autre chair à ressusciter ». Quelle est donc cette « autre chair » sinon celle même des mots tissés de silence, celle de la parole poétique, de son infini silence qui s’inscrirait alors davantage dans l’ordre d’un ineffable que dans celui d’un indicible ? « Ressuscite / l’archéologie d’une chair terrestre / dont le regard touche le plus écorché » – silence qui ne signifie rien en cela même qu’il signifie tout, où la vie se fait dans un arrachement à elle-même, comme si, au fond, il fallait toujours mourir à soi pour naître au plus intime de soi, à la source de son être : « le poème cherche la parole / (la mort en lui participe) / que tu n’as cessé d’étouffer / combien d’années faudra-t-il / pour que la clef soit trouvée / et que s’entrouvre la porte de / silence ». Le silence, souffle même du poème, reste alors une énigme : l’énigme qui alimente la parole en l’expérience même de sa propre mort : « Telle la mort, la montagne / s’accorde à l’irrévélé / elle relie adieu et lumière / l’en bas et l’en-haut ». Présence oxymorique, la montagne apparaît ici comme la métaphore du poème précaire, celui qui relie adieu et lumière, celui qui se produit quand la prière est perdue et par le fait même de cette perte, c’est-à-dire quand l’enfance est perdue : « éparpillement d’ailes sur les hauts sommets de l’enfance », « l’enfant de jadis ne sait pas / sur la neige des vents / il dévale vers une vie d’homme / qui s’arrête au milieu du présent » Mais l’enfant, tout autant, est celui qui prie, qui chante l’enfance perdue, les « grandes gorgées d’extravagante enfance », la prière irretrouvable ; l’enfant est celui qui chante pour l’âme – en sa faveur, à sa place et devant elle : « feu du souffle, crie l’enfant blond / à l’homme de l’asphyxie », son geste est celui qui « disperse les cendres » et « l’infiniment mouillé des roses de mai ». Ainsi la montagne « inspiration » s’accorde à la page « expiration » pour faire sans cesse re-naître ce souffle de vie. L’âme est alors « inventrice de sérénités », celles mêmes qui sont « aubes et brises », celles qui ont le chant rythmé mais tendre de la femme. Signes de vie, d’espérance, elles ont « la forme téméraire et rayonnante qui annonce l’autre espace. Dans le grain de leur voix s’entend que tout commence » : commencement où l’amour creuse au plus profond, où le chant devient si haut qu’il ne varie plus à la couleur des jours, qu’il se fait « plein, et salut, rejoignant la vie par lequel tout amour se découvre. »
La voix nue comme un cri : L’Autre Lumière
Le poème apparaît alors comme l’autre de l’âme, autant la preuve de son aliénation que le témoignage de son martyre, de sa mélancolie (« nul destin, seulement des limites / frère humain / mort de mélancolie »). Témoignant de l’âme dépossédée de soi, et résultant ainsi de cette dépossession, le poème est ce qui tient à l’impriable et de l’impriable : il ne s’adresse à nulle transcendance, il ne demande aucune faveur : « Dans l’expérience intime de la fêlure / …sauver signifie simplement parvenir / à continuer un peu plus loin. / En aucune façon guérir ou rédimer. » Ainsi, « au-delà des prières », nous dit Sylvie Fabre G. dans L’Autre Lumière, « nous sont révélés les signes du monde et de la vie. » Or c’est peut-être en ces instants de « grâce » que l’homme prend conscience de « sa place », de celle de l’Autre, de l’illimité : « le don, l’appellerait-on l’amour, ce feu de joie qui toujours nous fonde et nous dépasse. » Ainsi, malgré nous, nous fréquentons l’abîme mais savons l’infini. Toujours le poète cherche, au surplomb de chaque pays, de chaque épreuve traversée, son souvenir. La voie de la recherche mène à l’autre, là même où les voix s’insinuent, décuplent les sentiers et nous ramènent à l’essentiel.
Aussi, procédant de l’impriable, le poème est-il précaire, « corps sans toit / sous la neige / continuellement / froid », et sa précarité est, de façon ultime, indiquée par un cri : « Ta poitrine contenait un cri / en moi résonne son écho / venu se briser sur le mur du monde / attelée à l’absence pour sentir la présence / je travaille sa perdition ». Aussi les mots suffisent-ils pour regarder « ce qu’ils ne peuvent voir » ? Ils tâtonnent, dévient, muent – le poète se heurtant à l’impossible absolu – sans pourtant cesser de dire, comme si le dire lui-même précédait le dit, comme s’il fallait dire pour conjurer la mort. Alors la parole est « comme parabole » et « le cri humain n’a pas de tombe / débusqué, allié à tant d’autres / il s’entend dans sa vive ténèbre / à la lumière de l’adieu ». C’est en sa précarité même que le poème « dépose les armes » : « les mots arrivent en incinération / par la preuve / bouche close sur couche de cendres / tout brûle ». Et l’on vit dans la maison du monde avec ce mystère qui étreint : « Ce que j’ignore, ce que je cherche, dit Sylvie Fabre G., c’est cela que je ne connais pas, la prisonnière en moi qui crée sa liberté. »
Sylvie Fabre G. entend peut-être ainsi la vocation du poème comme celle d’exprimer quelque chose d’autre, quelque chose d’inexprimable et de secret qu’on doit suggérer allusivement ou à travers les trous du texte, les cassures de la forme, à l’image même de ce corps, « hématomes des sanctuaires / où les mots, huile pour la flamme / deviennent résidus d’incarnation ». C’est quand le poème touche l’ineffable qu’il devient puissamment expressif – si bien que tout entier il est une espèce de silence, et il faut du silence pour l’écouter : espace de l’écoute comme espace de l’amour – l’espace même où le silence se mue en cri – un cri qui n’est plus celui de la révolte et du désespoir – mais le cri de la vie, du désir de vivre : « l’alcool soumet jusqu’à la langue / pourtant celui qui boit / sans cesser de mourir jusqu’à mourir / boit pour vivre. » Chaque gorgée est alors comme un cri d’espérance dont la précarité serait comme une espèce de prière « du matin au soir le balbutiement / dans nos bouches » […] « même acharnement à prononcer / parler pour » – pour relancer l’espérance et la confiance, pour continuer à vivre. Ainsi, comme l’écrit Pierre Dhainaut dans sa préface, « la mort n’a pas le dernier mot : avec l’amour, avec l’amour quand il affronte la mort, il n’y a pas le dernier mot. »
L’humanité de ce frère réside alors en un désir tendu vers un réel, impossible à comprendre ou à se représenter. Et l’homme cherche le visage de ce qui lui donne corps – au cœur de son cœur comme au-delà de l’espace sidéral. « Il s’entend le cri de la vie. Il est cette fraîcheur qui témoigne, il danse sur le chemin, il efface les reculs quand les pas s’enlisent dans les ornières de la recherche. » C’est le cri lui-même qui donne des ailes, qui suscite des miracles, la « ferveur », l’« élan » – qui nous portent jusqu’au consentement, jusqu’au « oui ». Et peut-être, comme l’espérait Arthur Rimbaud dans Une Saison en Enfer, nous pourrons « embrasser la vérité dans une âme et un corps » – peut-être « l’or viendra avec ses doigts d’azur et d’être » – et « nous retrouverons la lumière près des enfances, des pures et détachées enfances dont on rêve. » – ces même enfances dont le frère humain a rêvé, lui qui s’est « cogné contre les parois des granges » où « le foin enivrant » l’appelait […] « en funambule défiant, bataillant / osant la folie de durer », lui qui a « rêvé l’enfant en l’homme », lui dont « la soif jamais ne s’est étanchée ».
Ainsi, paradoxalement, Frère humain serait comme un « Psaume de notre temps », où des signes se donnent et se reçoivent, où prose et vers se mêlent, se relancent autant que se contestent mutuellement : ainsi se cherche le nom au creux d’un visage qui serait la lumière. Et l’on ne voit dans son absence que flamme accrue de l’ombre. Et l’on pressent, éblouie, sa forme parfaite. L’Autre Lumière s’inscrit donc dans le prolongement de Frère humain, il en est comme la voix continuée, le texte continué où la vie même renaît, rythmée par la prose, la saison des fontes et des frondaisons : autre saison, au tournant de la loi hivernale – l’offrande de la paix. Ainsi en cette autre lumière s’ouvre une nouvelle issue : « aimer autrement ». Et « avoir son silence en héritage ». « Ainsi se fond un dieu perce-neige-espace en cet autre moi-même. »
Sylvie Fabre G. chante le silence infini du poème, sa précarité même qui s’inscrit comme « l’ouverture à la parole » – si bien que le poète peut dire : l’accueil continu de mon corps aux mots m’amène enfin au secret. […] Vrai poème de ma Vie, moule de ma fin, de mon commencement. » Le chant de l’infini silence nous convie donc à un voyage vers l’origine. Dégagé du poids des mots grâce au silence éprouvé, vécu, le poète rencontre un silence sans qualités, une voix nue qui est celle même de la Parole incarnée : « recueillement de l’immense douleur et de l’immense joie dans sa grandeur sans dimension ». Délesté du poids des mots et des images, l’âme est alors libre d’accueillir pleinement la présence, d’entrer avec elle en un dialogue ininterrompu. Ainsi l’intériorité poétique se nourrit-elle de silence, renversant le sujet parlant en sujet écoutant, désapproprié. Par son silence, celui-ci reste à l’écoute de l’autre : « Et je comprends que l’ineffable est aussi le nom qu’on cherche dans le regard de l’autre. Il nous donne à voir et à connaître la volupté de l’esprit et du corps. »
Ce silence à partir duquel se forme la parole précaire laisse toujours présent ce noyau vide, ce noyau d’indicible qui précisément constitue le lieu originel du poème et, s’il est plénitude, il n’en reste pas moins marqué par le trou de ce vide, vide constitué d’un manque inhérent à la naissance de celui qui parle. Car « l’ombre pèse lourd à qui se trouve dans la forêt, malgré les chants d’oiseaux. » L’ombre écorche, renvoie l’écho à la clairière : la parole s’origine en sa nuit même, en sa béance originelle qui apparaît comme la condition de sa naissance, de sa plénitude incarnée, « une terre promise» que l’on rejoint parfois – Loin de s’opposer l’une à l’autre, l’ombre et la lumière, l’opacité et la transparence, ne peuvent que se ménager une place réciproque : pas de parole poétique sans ce silence, pas de silence sans le consentement à la précarité du poème, celle même qui « donne droit d’asile à la lumière ». Alors le poète peut s’avancer « dans ce réjoui des hauts lieux, dans la rosée d’un temps à son commencement », délivré de toute peur.
Nous avons bien des raisons de nous taire, et le silence n’est pas seulement la marque d’une démission de la pensée. Parler, le pouvons-nous toujours quand nos mots s’affrontent au plus difficile : ce qu’il faudrait dire, ce que nous ne pouvons décrire ? Au moins pouvons-nous écouter le silence, le laisser être, et par lui donner naissance à une Parole qui garderait le silence – un langage qui s’exprimerait du plus profond de nous-mêmes sans trahir l’espace du silence.
Loin de nous éloigner du monde, de notre incarnation, de notre finitude, le silence semble donc nous y reconduire plus fondamentalement comme si c’était dans notre corps et dans les choses du monde, en nous tournant authentiquement vers elles, que nous apprenions à nous tourner vers l’invisible, vers ces « vies silencieuses » où le regard s’éprouve dans sa limite même – limite à partir de laquelle la voix du rien, ou du neutre, redevient d’une certaine manière positive. Le monde, nous dit Sylvie Fabre G., « est peuplé de tremblements secrets, de brûlures qui lui viennent d’un chant au cœur de notre vie. Son lent égrènement, sans justification, nous ouvre à l’autre lumière. »
Isabelle Raviolo
D.R. Texte Isabelle Raviolo
pour Terres de femmes
Cette longue note de lecture d'Isabelle Raviolo se change en témoignage d'écoute idéale de la langue poétique Sylvie Fabre G. Elle éclaire le difficile combat des poètes entre le silence initial et la parole comme une voix basse. Isabelle Raviolo souligne dans un déroulement continu ce silence intense et vibrant - presque mystique - de l'écriture de Sylvie Fabre G. Une tension dans cette lecture - celle de toute langue poétique confrontée à ce risque - installe un va-et-vient entre les deux poètes. Une continuité d'écriture les rapproche, les relient par ce qu'elles ont en commun et qui est l'expérience de ce dépaysement, de ce silence ténu qui précède les mots. L'une devient le "prochain" de l'autre. Note germinative qui creuse la blancheur de ce livre-poème Frère humain . Atmosphère dense et rayonnante d'une rencontre littéraire comme de l'obscur qui féconde la lumière.
Rédigé par : christiane | 23 février 2013 à 11:25