ICI EN EXIL D’EMMANUEL MERLE « Je pris un caillou tiède le lançai sur la voie ferrée comme on fait un geste d’exil pour que ce ne soit pas le dit d’être soi-même exilé » Ces vers du poème qui ouvre le recueil d’Emmanuel Merle, Ici en exil, publié en 2012 aux Éditions L’Escampette, me semblent révélateurs de l’ensemble de son œuvre et peut-être une des clefs de sa démarche poétique. Au lecteur attentif ils accordent d’en saisir la force concrète, le sens et la portée, tout en résonnant en lui comme un écho et une invite. La scène initiatique qui est évoquée dans « Nous étions trois » montre le poète enfant, confronté à la maladie d’un châtaignier et à l’impuissance du père à sauver celui-ci d’une mort annoncée, l’abattage. L’enfant sous le choc qui accomplit alors le geste de détresse et de révolte en lançant « le caillou tiède », certes prend acte de la violence du monde, de la solitude et de l’exil, mais aussi fait acte, dans le geste, dans le son, et non dans les mots, « pour que ce ne soit pas le dit d’être soi-même exilé ». Partageant muettement le sort des choses du règne végétal ou minéral, il reconnaît ce qui relie l’arbre et la pierre à l’humain, mais sent obscurément que le don particulier qui lui est fait d’un dit possible le place dans la séparation et peut-être dans la dette. Ce dit, que l’enfant dans l’instant refuse, sera celui que le poète donnera plus tard à entendre, en une parole lente à conquérir, et on sait qu’il a fallu à l’auteur toute une traversée de l’âge, des continents et de la littérature pour accéder à l’existence dans une forme de vérité où éclate « le toit du langage », donc de l’être. Parole toujours périlleuse, trouée, « lapidée », « désaccordée », parole « de pleurs et de sang », « pleine d’armes » et « commençant et finissant dans l’imprononcé », la poésie d’Emmanuel Merle reste, dans sa violente nécessité, tel « l’éclatement d’une aile / bleue et nuit / au-dessus d’un homme nu ». On ne peut alors s’empêcher de penser à ce que disait Marina Tsvetaïeva sur la figure du poète, éternel exilé dont le chant fragile, même s’il s’élève, « se pétrifie » et s’éteint dans la séparation et la mort. La difficulté de l’homme moderne est de trouver sa place et sa voix sur cette terre, alors même que se sont éloignées les anciennes croyances et que le rapport au divin, à la nature, à l’autre et au langage en a été bouleversé. Emmanuel Merle s’inscrit dans cette lignée de poètes, parmi lesquels Baudelaire et Bonnefoy (l’auteur souligne lui-même leur influence sur son œuvre1), qui ont réinterrogé la relation de l’homme avec le réel et avec son semblable, en acceptant les incertitudes de la présence, la brûlure et la finitude de la vie, les limites de la langue, les vacillements de l’humaine condition : À partir du constat d’un monde imparfait, hasardeux et cruel, et d’un homme soumis à la disparition, toute son œuvre cherche à saisir et à dire, une forme de mystère et d’absolu qui passe par l’expérience du vivre et du mourir. Étreindre « la réalité rugueuse »2 dans sa singularité et sa complexité, c’est, pour le poète, consentir autant à sa sauvagerie qu’à sa beauté : L’irruption du monde, à travers l’importance donnée aux éléments naturels est saisissante dans le recueil. Sous la figure de la pierre d’abord, ténèbre, « morceau de nuit », qui saigne éclaboussée de ciel mais aussi « mâchoire » pour happer. Celle-ci appartient « à la famille des ruines », à l’éboulis, et le poète ne peut plus penser la charmer. En elle c’est « la mort qui prend la parole ». Et son chant est le cri de la vie « radicale et muette ». On sent que l’auteur a une grande familiarité avec la montagne qu’il arpente et dans laquelle il prend et rend souffle jusqu’à vouloir s’y fondre. « Pas à pas je ressens/le sursaut millénaire / le soulèvement… l’ivresse et la folie sourde/le nœud intérieur de cette montagne/une poussée autant qu’un renoncement/à sortir de la nuit de la terre / par ce genou-là ». Des lieux il privilégie la métamorphose, l’âpreté, l’abîme, et ce chaos du monde vient refléter le désordre intérieur. « La foudre enfin découvre ses racines / c’est le monde qui crie… un même cri de naissance et de mort/une seule tragédie » dont la langue doit tenir compte. La présence même, est effraction, elle a la fulgurance de la lumière mais accompagne « la voix d’ici » qui hante le recueil. Dans un va-et-vient incessant entre dehors et dedans, entre les mots et les images le poète se confronte au paysage. Les poèmes en vers libres, sans ponctuation, déroulent, de strophe en strophe, des visions sonores qui relient regards et affects, hommes et éléments, souvent sans introduire de distance entre eux, par le biais de métaphores et d’allégories. La puissance du phrasé et l’efficacité des sonorités rendent compte d’une saisie sensible de la vie. Le « je » présent dans les vers est un « je » traversé, « je » universel car il englobe non seulement celui qui voit et profère mais aussi le lecteur amené à se rapprocher pour entendre ce que silencieusement lui disent le visible et l’invisible. Les mots dans le poème avance « d’un pas de pierre », ils suivent la « pulsation audible de l’air », le murmure des feuilles ou de l’étoile, le « rythme étrange de cette ligne brisée au-delà/des collines ». Comme chez les poètes chinois, le paysage semble prendre en charge l’émotion et accomplir le présent dans son intensité temporelle, matérielle, affective et langagière. L’arbre, autre thème récurrent du recueil, s’y dresse et c’est un absolu au même titre que l’homme. Sa présence éveille des éclats de joie ou d’angoisse, des impressions enfouies car le plus souvent indicibles, tout un vécu dont le poète nous aide à nous souvenir : Nous voilà rendus à l’existence effective des choses, des animaux et des êtres dont le dénuement et l’être-là nous habitent. Leur singularité ne les empêche pas de partager un destin commun : ainsi l’homme « saisit l’humain en larmes/au seuil de la mort// dans l’œil de son chien ». Ensemble tous font jaillir « le cri de vie de la terre ». Ce cri intime a l’écho d’un horizon collectif sur lequel il bute. Mais seul l’homme l’entendant peut « se retourner, croiser l’instant passé et embrasser l’obscurité ». Tel fut d’ailleurs le geste d’Orphée, dont le poète revendique dans ce livre la filiation lyrique, et dont le vent dans l’arbre et sur la pierre redit les paroles d’amour et de mort. « L’homme en noir » s’adresse à lui dans un long poème de clôture, où se disputent mélancolie et consentement :
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Quelle belle note de lecture, profonde et intuitive... Merci Sylvie Fabre G. de nous révéler ainsi ce qui poussa Emmanuel Merle à tout donner à l'écriture poétique...
Rédigé par : christiane | 30 décembre 2012 à 15:17