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MARC ALLÉGRET ET ANDRÉ GIDE
« Avant-hier, et pour la première fois de ma vie, j’ai connu le tourment de la jalousie, écrit André Gide dans son journal le 8 décembre 1917. En vain cherchais-je à m’en défendre. M. n’est rentré qu’à dix heures du soir. Je le savais chez C. Je ne vivais plus. Je me sentais capable des pires folies…»
M., c’est Marc Allégret. C., c’est Jean Cocteau. Dans son Journal d’un inconnu, Cocteau dit qu’il n’a appris cela que vingt-cinq ans plus tard, de la bouche de Gide lui-même, et précise : « Gide m’avoua qu’il avait voulu me tuer. »
Lorsque Gide est victime de cette attaque de jalousie, en décembre 1917, il vit avec Marc Allégret un « amour fou » depuis sept mois déjà. C’est en effet le 5 mai qu’il annonce dans son journal : « Merveilleuse plénitude de joie. » Au même moment il révèle à son ami François-Paul Alibert « une terrible crise de bonheur ». Et son ami Henri Ghéon, auquel il apprend la même chose, lui répond, scandalisé : « Il s’agit bien de bonheur, aujourd’hui ! » (c’est la troisième année de guerre).
Quand cette lettre de Ghéon arrive chez Gide, Gide n’est pas là. La femme de Gide, Madeleine, ouvre la lettre, et devine à l’instant de qui il s’agit. Elle connaît Marc Allégret, et quelques semaines auparavant elle a mis son mari en garde. Elle lui a conseillé d’espacer ses visites chez les Allégret, lui disant, de cette voix claire et paisible qui la rend si attachante : « Je crois qu’il y a là quelque danger. » Gide a quarante-huit ans et Marc Allégret en a seize, lorsque au printemps 1917 la passion de Gide pour Marc se « précise ». En Normandie, en Algérie, en Italie, partout où il est allé, Gide a eu d’innombrables rencontres. Mais Marc, c’est la passion absolue de sa vie, et ce sera la seule, si l’on excepte Madeleine, qui a été l’amour de sa vie entière, mais sans la fièvre du désir.
Le jeune Marc Allégret avait tout pour faire perdre à Gide sa raison, sa retenue. Il était d’une incroyable beauté, d’une incroyable grâce. Et d’un esprit hors du commun. Madeleine ne s’y est pas trompée. Quand Gide est parti avec Marc pour l’Angleterre en juin 1918, elle lui dit : « C’est une terrible tentation qui s’est dressée devant toi et armée de toutes les séductions. »
Après l’Angleterre, où le séjour dure plus de trois mois, Gide va emmener Marc dans le midi de la France, puis en Angleterre de nouveau, en Italie, en Tunisie… Ce n’est pas un lien quelconque. Marc n’est pas homosexuel. Simplement, il aime beaucoup son « oncle » Gide, il gagne beaucoup à le lire, l’écouter, le voir agir. C’est pourquoi la crise de jalousie de décembre 1917 à propos de Cocteau est un coup de folie, de passion qui ne se maîtrise plus. Gide sait bien, d’expérience, que « rien ne peut se passer » entre Marc et un autre homme.
Ce qui va d’ailleurs déterminer un événement auquel les proches ne s’attendaient pas : la venue au monde de sa fille […]
Le 14 juillet 1925, Gide et Marc s’embarquent pour l’Afrique-Équatoriale française. Le voyage va durer dix mois et demi. Marc a été chargé de la préparation du voyage, définition de l’itinéraire, étude du pays, des cartes, réunion de toutes les denrées, de tous les médicaments, outils et autres, nécessaires à l’expédition (nos deux explorateurs se déplaceront en brousse avec une théorie de soixante-cinq porteurs et parfois plus).
Gide emporte d’autre part beaucoup de livres : Racine, Virgile, Goethe, Browning, Flaubert… et Marc des appareils de photo et de cinéma, des plaques, des films, car il doit aussi, en plus de l’intendance et des problèmes difficiles de « personnel » (les porteurs), réaliser des reportages photo et cinéma.
Les images que rapportera Marc Allégret sont bien révélatrices de son caractère. Il évite entièrement les facilités du spectaculaire. Les femmes et les hommes dont il prend l’image, il s’emploie à montrer leur amour-propre, la dignité de leur allure. Images d’une grande probité, d’un rare talent. Il est émouvant de voir là, en Afrique, les débuts d’un cinéaste de grande dimension, qui reste sous-estimé. […]
André Gide, lui, allait rapporter de l’Afrique deux livres, Voyage au Congo et Retour du Tchad. […]
20 novembre 1987
Michel Cournot, « Autour de la NRF », De livre en livre, Éditions Gallimard, Collection L’un et l’Autre dirigée par J.-B. Pontalis, 2012, pp. 71-72-73-74-75.
Quelle belle idée de poser dans Terres de femmes un fragment d'une chronique de Michel Cournot, ce poète du journalisme littéraire. Deux critiques littéraires se donnent la main... j'aimais lire ses chroniques dans Le Nouvel Observateur. Il dialoguait avec les livres qu'il aimait. C'était un lecteur qui écrivait. Presque des biographies, des portraits saisissants (comme ici, de Gide).
Le 9 février 2012, Alain Veinstein, dans son émission Du jour au lendemain eut la délicate idée de rediffuser l'émission : Dans les paysages de Michel Cournot du 4/6/93, pour le cinquième anniversaire de sa mort. Et c'est très beau, cette voix douce et lente qui évoque, entre autres, la lecture, le soir.
http://www.franceculture.fr/emission-du-jour-au-lendemain-michel-cournot-rediffusion-du-04-06-93-2012-02-09
Rédigé par : christiane | 20 novembre 2012 à 18:51