« après le deuil la lumière est nue,
sans traces qui nous fondent »
Ph., G.AdC
VOIX DE SILENCE SUR LA PAGE
Recueil dédié à son frère Jean-Louis, décédé durant la nuit d’un 31 décembre, le dernier recueil de Sylvie Fabre G., Frère humain, placé sous l’égide de François Villon, est « prière d’énigmatique souffle ». Énigme de la mort, énigme du poème. Souffle en retrait chez celui qui quitte ce monde, souffle de vivant qui anime la page.
Composé de trois parties, à la fois distinctes et proches ― En bas, l’en-haut, Quelle parole n’est pas voix d’extinction, Neige la mort ―, Frère humain est suivi de L’Autre lumière, recueil publié par Jean-Pierre Sintive, bien des années auparavant (1995) aux Éditions Unes (aujourd’hui disparues). Sans doute cette remontée vers le temps de L’Autre Lumière était-elle nécessaire à Sylvie Fabre G. pour renouer avec sa propre vie, avec sa vérité profonde, car « après le deuil la lumière est nue, sans traces qui nous fondent », et parce qu’il faut bien, après la disparition d’un être cher, reprendre place. Retrouver la ferveur qui porte vers la lumière. Mais ce retour vers « l’autre lumière » n’est possible que si la poète parvient à restituer la voix du frère défunt, à la faire entendre et résonner en soi, au delà de l’absence, par delà le silence. « Elle » cherche la voix du frère dans la sienne, « brode » sous ses mots le prolongement de la voix de l’absent.
« Quelle est ta voix », questionne Sylvie Fabre G. s’adressant au frère disparu. Parfois « l’abeille de sa voix encore / bourdonne au suc de l’inachevé ». Alors se produit le miracle :
« Ta voix brille dans mon oreille
vive comète, elle n’a plus mal à la vie
étoile morte »…
« Ta voix trouve trace dans la mienne »,
écrit-elle encore.
Et c’est l’enfance qui surgit sous les mots du poète, enfance rebelle du « moineau étranglé » qui ouvre le recueil. Car déjà, au cœur de l’enfance, solaire pourtant, gît la mort. Au cœur de la lumière se dit la poussière, annonciatrice des cendres disséminées à la volée vers le ciel. La vie ne comblera pas la soif d’absolu qui habite le frère aimé, ce « moineau du refus ». Mais comment comprendre que sous le visage du défunt se cache « l’enfant blond de malice » ? Sous l’asphyxie de la mort, la flamboyance de l’enfant ? Puisque, au-delà de la mort, la vie continue, que la nature indolore poursuit sa route et que le temps aveugle oublie l’absence. Le mystère persiste, de l’homme changé en cadavre, du « poème qui fuit maintenant / l’altitude d’une parole ».
« Perdu visage de vie coulé en visage de mort ».
Tout au fil du recueil se dit la quête obstinée du poète jusqu’à effacement du « je ». Quête qui se poursuit « d’un visage l’autre », de l’enfance à la mort ou qui tente de faire revivre, sous le « masque du mort », le visage de l’enfant d’hier. Travail de mémoire qui se heurte à l’énigme de l’incompréhensible dont l’écriture cherche à se saisir :
« Elle cherche le mort
le trouve sur la page ».
Jusque dans l’intime des choses ― gel, pierre, herbe rase ―, le vide est partout insondable. L’espoir semble avoir déserté la vie. L’univers du poète et de son frère baignent pourtant dans une même lumière ― neige, ciel, sapins, montagnes, flocons, nuages. Mais que peuvent ces « floconnements » contre la disparition ? À l’errance du frère qui glisse sous le froid se lie l’impuissance des mots à rattraper la vie, à en recréer l’espace, à rendre à la neige sa consistance. Et les mots du poème, quel sens en attendre, pour quelle résurrection ? Ils trébuchent eux aussi sur le vide, rupture et rejet qui mettent le sens en suspens.
« Le poème telle l’urne
s’ouvre et se ferme
n’attrape rien ».
Chaque poème est donc cette « urne » où recueillir ce peu qui reste de l’autre, images d’extinction qui gagnent la parole et les vers, « quelques braises / où le sens asphyxié s’émiette ».
Le titre du recueil cogne à la mémoire ― Frère humain ―, se heurte et interroge, qui cherche à mettre en résonance sens individuel et sens collectif. Car, derrière le frère aimé et défunt, n’est-ce pas l’homme universel qui puise ici sa source, et que la poète interpelle ?
« Peut-être as-tu vécu, frère humain
comme tous les tiens avant toi
sans jamais savoir
quelle est ta voix et où elle va »…
Il faut pourtant trouver les mots pour comprendre l’expérience de la fêlure et l’accepter. Poème après poème, la poète interroge le frère, le questionne, unique moyen pour elle de poursuivre le dialogue sous l’absence. En amont de la mort, en effet, bien après qu’eurent été atteints les « sommets de l’enfance », se lit la fêlure de la vie. Les poèmes rassemblés sous le titre « Quelle parole n’est pas voix d’extinction » évoquent l’alcoolisme, mal dont s’est épuisé le frère. Par trois fois répété de manière anaphorique, le vers « Ton corps buvait » scande le poème d’ouverture. À la « soif jamais étanchée » de l’enfance, l’adulte que la mélancolie originelle laisse inconsolé, répond par l’ivresse de l’alcool. Mais l’alcool ne tient pas sa promesse et, si « chaque gorgée est d’espérance », le pays où vivre n’existe pas. Le poème lui-même est impuissant à porter secours et à apporter réponse à l’être en perdition :
« Poème dépose les armes
la parole en lieu d’échouage
où va l’homme ? »
Parfois l’en-haut et l’en bas se rejoignent dans l’infini de l’immobile et du silence. La nature, la neige, la montagne sont autant de forces qui raccrochent l’être à la vie. Et le néant ― le rien ―, sublimé par le monde dans lequel évoluent l’un et l’autre enfant, baigne chacun ― le frère et la sœur ― dans le souvenir de ce qui fut. Qui aide à vivre. Et c’est sans doute par la montagne que se crée le lien ; c’est par elle que filtre un espoir dans la relation que celle-ci entretient avec l’« irrévélé », c’est par elle que s’abolissent les extrêmes et que se rejoignent l’en bas et l’en-haut :
« Telle la mort, la montagne
s’accorde à l’irrévélé
elle relie adieu et lumière
l’en bas et l’en-haut »
Troisième partie de Frère humain, « Neige la mort » est une mélopée constituée de quelques poèmes, lallations par dessus la douleur. Comment traduire le lent floconnement, régulier, impalpable, sinon en suscitant la litanie de la neige. « Neige la neige » ramène avec elle les espiègleries de l’enfance hors d’atteinte, sa forme figée désormais par le froid hivernal. Derrière la mort revient l’hiver, d’« une neige l’autre » et c’est toujours la même énigme des mots impuissants à joindre les espaces, à apporter réponse et apaisement :
« la délivrance
n’est pas dans le poème », confie Sylvie Fabre G. Pourtant les mots sont là qui, à leur tour, tirent la langue à la mort, « un souffle de neige / engendrant les mots », « voix de silence sur la page ».
« Neige la neige
dans le poème
la mort neige
et la voix ».
Ce « lent égrènement » du chant « nous ouvre à l’autre lumière ».
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli