Ph., G.AdC LA DERNIÈRE LEÇON (extrait) Mercredi 16 octobre. Anniversaire, premier jour de mes jours. Je ne t’ai pas tout dit. Un jour anniversaire, on ne se réveille pas comme pour un jour ordinaire. Le jour anniversaire est en surcharge d’émotions. À l’état du moment ― heureux ou malheureux ― s’ajoute quelque chose d’autre qui n’est pas prévisible dans ses effets : la conscience aiguë du temps et, souvent avec elle, en un éclair, la mémoire de tous les anniversaires d’avant, avant celui-là, dans une seule et unique pensée qui les confond tous et nous rend nostalgiques, parfois, souvent, toujours. Le jour anniversaire, dès que j’ouvre les yeux, je pense à toi qui m’as faite fille, à la posture première de toutes les postures à venir de mère à fille, de fille à mère, à notre tout premier dialogue. Le 16 octobre 2002, quand mes yeux se sont ouverts, l’ombre de la mort a fondu sur moi. Quand j’ai ouvert les yeux, je n’ai vu ni la beauté flamboyante de l’automne ni la grâce pure des lis offerts par l’aimé. Seul le noir de ton nom sur le cahier dont je tournais les pages, obstinément. Arrivées ensemble au courrier et semblant ne faire qu’une : ta carte d’anniversaire et la lettre d’A., mon enfant à moi ― qui n’avait pas oublié non plus ― de l’autre côté de l’Atlantique, ont redoublé les larmes. La première parlait à la fille, la deuxième à la mère, dans le même élan de tendresse pure. La mère que j’étais se sentait comblée, la fille abandonnée. Impossible, ce matin-là, de réconcilier les deux, de voir le lien qui les unissait dans « l’ordre des choses» auquel tu tenais tant. Impensable de consentir à ce que la fille s’efface pour n’être plus que la mère, bientôt, très bientôt. Le penser eût été accepter que la naissance et la mort soient indissociables. Toi, tu le savais, bien sûr, moi pas tout à fait encore, alors. Ce matin-là, j’ai dû pleurer ma mort en même temps que la tienne. Il m’a fallu lire, en même temps que les deux lettres arrivées au courrier du matin, chaque ligne du cahier à ton nom car chaque ligne en expliquait le sens, les reliait l’une à l’autre dans la leçon intitulée « Jour anniversaire ». Cette leçon du 16 octobre 2002, je n’ai pas pu la sauter, en faire l’impasse. Sans elle, je n’aurais pas compris les pages suivantes. Je me serais arrêtée net, en plein milieu de l’apprentissage, incapable d’avancer et plus encore de rebrousser chemin, au milieu du gué, et, j’en suis certaine maintenant, démunie. Sans le jour anniversaire, je n’aurais pas pu te rejoindre. Je ne t’aurais pas suivie jusqu’au bout, là où nous avions toi et moi un peu rendez-vous, et où, sans m’en douter, j’avais rendez-vous avec moi-même puisque avec ma naissance et ma mort confondues. Je t’aurais laissée partir seule, comme la vieille Indienne aux premiers flocons de neige, et je ne serais pas, aujourd’hui où je te parle, celle que je suis devenue, grâce à toi. Dans le compte à rebours, le décompte du temps aussi, j’étais en plein milieu, ce lieu charnière et d’équilibre où le cahier s’ouvre et se referme, à une page près, pourvu que l’on veuille, ou non, la tourner. Interminable le jour anniversaire et difficile à tourner la page qui déciderait de tout : que le cahier reste ouvert ou qu’il se referme ! Je ne t’ai pas tout dit… Noëlle Châtelet, La Dernière Leçon, Éditions du Seuil, Collection Cadre rouge, 2004, pp. 55-56-57-58. _____________________________ NOTE d’AP : Noëlle Châtelet est née le 16 octobre 1944 à Meudon. |
NOËLLE CHÂTELET Ph. © Arte-tv.com Source ■ Noëlle Châtelet sur Terres de femmes ▼ → (dans la galerie Visages de femmes) le Portrait de Noëlle Châtelet |
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Bouleversant, magnifique...merci, Angèle !
Rédigé par : acquaviva laurence | 16 octobre 2012 à 22:50