« LES TRAVAILLEURS DE L’OMBRE »
Ils sont trois. Pour le moment. Même petit format, même papier chiffon granuleux, mêmes cahiers non cousus, mêmes procédés de pliage. Le plaisir à les ouvrir, à les humer, à les toucher et à les lire est identique. Ce sont pourtant « Les Moches ». Blattes, Lombric et Fécondation de la figue. Une collection à la fabrication artisanale (30 exemplaires numérotés), adaptée, dans sa rusticité, aux « insectes que personne n’aime ». Les poèmes sont signés Jean-Louis Giovannoni ; les illustrations/« interventions » sont de la main de Stéphanie Ferrat. Ensemble, les deux créateurs s’aventurent dans l’univers singulier des « travailleurs de l’ombre » qui envahissent plinthes et placards, creusent des galeries invisibles, s’agitent dans les profondeurs de la terre et des fruits.
Grammaticalement elliptique, concise, l’écriture resserrée de J-LG se concentre sur l’essentiel, celui des corps pris dans le combat mené avec leur environnement, leur lutte pour la survie ou la procréation. Nuit/Lumière. Abdomen gonflé par les pondaisons prochaines, avides de biscuits, de miettes et de rognures, les blattes se bousculent, cherchant la chaleur le long des tuyaux. Tout un monde confraternel de « voyageurs du dedans » s’organise, qui met en scène l’individu et le collectif. « Tous sous l’évier ! » s’écrient les blattes, partageant la ruée vers les victuailles, « ventre contre tuyau ». Les taches de graisse gagnent les pages, animées de minuscules points noirs ― continu/discontinu ― traînées volatiles qui s’éparpillent, à la fois légères et vibrionnantes.
Après Blattes vient Lombric (ordre de « mocheté » et de misère, de répulsion chez les hommes [?], mais aussi ordre de publication). Jamais nommé, pas davantage sous le terme de lombric que sous celui de ver, il est cet obscur qui se caractérise en négatif : sans tête ni yeux, « sans étui » et « sans capuchon », le lombric traverse la page, la creuse et la nervure de ses galeries en grisé. Au cours des vers, brefs et tronqués à l’image de l’annélide, le lombric évoque des pans de sa vie animale, son travail infatigable et aveugle, sa condition absurde dans un environnement hostile. Assujetti à la forme indéterminée qui est la sienne, cet être rampant évolue entre les parois de terre, toujours poussant « plus avant/ toujours plus loin » ; sans but autre que celui de creuser. Mutilé par la bêche, le malheureux ne voit qu’une issue : celle de finir au bout d’un hameçon ou d’être la proie des oiseaux. En attendant cette fin aussi obscure que sa vie même, le lombric s’efforce de rassembler les anneaux perdus. Sans gémissement ni plainte.
Il faut être un expert es-entomologie pour comprendre, de l’intérieur, le fonctionnement du système de pollinisation de la figue. Nul doute que notre poète, fasciné par l’étude des corps en mouvement, du rapport dedans/dehors, visible/invisible, est de ceux-là. Véritable plongée dans la complexité incroyable de ce qui va faire une figue, Fécondation de la figue évoque le monde fortement sexué et érotisé du fruit. Travaillées du dedans par des « guêpes minuscules », « Internées/En bourse », taraudées par le désir, les figues femelles, « ventres et graines agitées », aspirent à la fécondation. Au prix d’efforts insensés. Tout ce petit monde s’agite, « Multitude femelle/Pressée de... » jusqu’à ce que soit clos le cycle, et la figue mûre prête à être dégustée, mise en bouche et en mots par le poète :
« Décalottée
La veux pour la bouche.
Sitôt
Fleurs sous les dents
Crissent,
Salive...
O figue fleur ! »
Les pages, elles, sont animées de formes mystérieuses, follicules et goussets, spermatozoïdes ondulants dans leur cheminement ovulaire.
Nul doute que « tout peut être poétique », y compris la vie des humbles, des modestes et des incompris de la nature.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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