Image, G.AdC [LANCELOT DIT] Lancelot dit : — Prépare mon cheval. — Pourquoi ? — Voici que je sens tout à coup que mon corps est impatient de n’être plus ici. L’impatience se résume à cela : briser ici. Faire de l’espace du temps. Enfant je me retirais au fond du jardin de la cure de l’église de Maurepas dans l’ombre de la tour à demi en ruine qui datait de la guerre de Cent Ans. J’allais à l’abri des groseillers, lire dans un fauteuil en toile poussiéreuse des livres qui étaient encore couverts de tissu rose et blanc et qui avaient été collectionnés par mon arrière-grand-père. Puis je me levais, je me hissais au-dessus du toit de tôle du hangar, j’allais m’asseoir, caché par la ramure des arbres, sur le muret rond qui séparait le jardin de la cure de la petite église du monument aux morts de la guerre de 1870 sur lequel on avait ajouté les noms des soldats qui avaient péri dans les tranchées de 1914. Ce muret était comme un cheval qui m’emportait très loin. Je m’y tenais le torse droit, raide comme un chevalier de la Table ronde qui a revêtu la plus belle de ses cuirasses pour le prochain tournoi, l’âme curieuse d’aventures extraordinaires. Je rêvais ma vie. Cinq ans plus tard, dans le parc de Sèvres, au-delà du pont japonais dessiné par Gustave Kahn, je chevauchais un mur semblable, qui avait dissimulé les amours de Madame de Pompadour, mais il était tout couvert de lierre et plus désagréable aux cuisses nues, sous les culottes courtes en flanelle, en raison des feuilles grasses, vertes, épaisses, poussiéreuses qui font du lierre une espèce de poisse immobile et sombre. C’est ainsi que j’avançais immobile dans ma vie à cheval sur rien comme il arrive dans le désir.
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■ Pascal Quignard sur Terres de femmes ▼ → Cûdapanthaka (extrait de L’Enfant d’Ingolstadt) → Boutès (lecture d’AP) → Medea (lecture d’AP) → Les kami (extrait de L'Origine de la danse) → Villa Amalia (lecture d’AP) → 23 avril 1948 | Naissance de Pascal Quignard (Villa Amalia, extrait) → 28 octobre 2002 | Pascal Quignard, Prix Goncourt 2002 (lecture des Ombres errantes par AP) |
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Livre déroutant et bouleversant. Chacune de ces chutes est l'occasion d'une exploration de l'âme humaine, du passé, du "noyau de silence". Souvent un retour à l'enfance éblouie comme ici pour ce "héros lunaire". Comme si nous nous trompions de chemin au long des années ou ne comprenions pas la férocité de la vie. Et puis, après des grands éboulements, une faim de lumière, une force nouvelle qui vient dont on ne sait où et qui vous hisse dans la joie, hors de la peur, de la souffrance.
"Tout à coup quelque chose désarçonne l'âme dans le corps. (...) dévoyant le chemin qu'on avait jusque-là emprunté, déroutant le voyage.(...)
Il faut retraverser la détresse originaire autant de fois qu'on veut revivre. (...) s'engager au cœur de la forêt...
L'homme doit regagner l'imprévisible comme sa patrie.
(...) Alors ce sont les imprévisibles qui sont l'objet de sa quête et de sa faim."
Imprévisibles aussi les chapitres qui se succèdent comme liés par le hasard. Parfois un lien entre deux saynètes, parfois le lien restera secret, "improgrammable". Parfois ils sont très brefs et ressemblent à un haïku, tel le LVI
"Parfois les étoiles qui montent dans la nuit
fuient la terre
s'écartant de notre peur."
Ce Dernier Royaume dont ce livre est le septième semble conduire Pascal Quignard vers son lieu d'origine, "le lieu d'avant le monde, c'est-à-dire le lieu où le moi peut être absent et où le corps s'oublie."
Un livre que l'on traverse comme un rêve...
Rédigé par : christiane | 02 octobre 2012 à 02:04