Ph., G.AdC
DE L’ATTACHEMENT
(extrait)
Attachés de toutes les manières, et à chaque fois par amour, par obligation, et par contraintes, nous sommes autres qu’à l’attache, et par l’attachement nous mesurons ce à quoi nous ne pouvons nous arracher, ce qui n’en finit pas de se révéler et de nous retenir. L’Ulysse d’Homère est nostalgique ; nous le connaissons attaché à Ithaque ; celui de Dante est sans retour, et s’il quitte tout, s’il quitte le chemin ― qui attache le lieu à un autre, nous dit le dictionnaire ― il ne quitte pas « cet amas de merveille », ni l’énigme du virement de l’être au compte du monde. Nous le préférons, ce monde, à tout autre c’est son privilège. Il nous faut y aller sans retour ; c’est la tâche. Et nous accepterions la mort pourvu qu’il nous restât un œil vivant, une vue de fantôme sur ici-bas depuis l’outre-tombe.
Michel Deguy, « De l’attachement », Poèmes en Pensée, 2002, in Comme si comme ça, Poèmes 1980-2007, Éditions Gallimard, Collection Poésie, 2012, page 375.
Le portrait-vignette en clair-obscur en bas du texte de Deguy est saisissant de mystère et précision à la fois, tout comme l'extrait tout aussi "attachant" qu’un Caravage contemporain…
Grazie mille!
Amicizia
Guidu ___
Rédigé par : Guidu | 19 septembre 2012 à 20:48
Comment poser un mot après ce texte profond et mystérieux de M. Deguy... ? Ce mythe du voyage d'Ulysse, ce retour à Ithaque nous met en demeure d'interroger nos désirs et leur ambiguë réalisation. Je relis le chapitre I de la quatrième partie : "Le retour à Ithaque" dans La pensée chatoyante de Pietro Citati (traduit de l'italien par B. Pérol, L'Arpenteur) :
"Il laisse derrière lui l'enchantement, l'espace sans espace, le temps sans temps; et il retourne parmi nous, là où règnent les souffrances et les combats, où les dieux apparaissent masqués. Dans ce passage, il perd une part de lui-même.(...) Le voyage a lieu de nuit, tandis qu'Ulysse dort "d'un sommeil profond, continu, très doux, assez semblable à la mort" (...) car c'est seulement dans la nuit et le sommeil que l'on peut franchir la frontière invisible qui sépare le monde intermédiaire de la réalité quotidienne, à laquelle appartient Ithaque."
Michel Deguy dans son écriture poétique fait durer la tentation de cet "espace sans frontière" entre nos désirs et leur réalisation, immobile, dans le mouvement incertain de l'écriture qui traverse son être.
Guidu a raison, "ce portrait-vignette en clair-obscur est saisissant de mystère" et la photographie qu'il nous propose fait lien entre l'écriture de M.D. et le coeur.
Rédigé par : christiane | 20 septembre 2012 à 09:14