Ph., G.AdC
« L’ESPACE INTÉRIEUR DE L’ÂME »
Je m’étais pourtant juré de n’entreprendre aucune recension du dernier roman de Jérôme Ferrari. Par esprit de contradiction, d’abord, parce que
Le Sermon sur la chute de Rome fait la « une » de l’actualité romanesque de cette rentrée littéraire, parce qu’il est « goncourable » (quel vilain néologisme !), parce que Jérôme Ferrari incarne l’écrivain dans lequel la communauté corse aspire à
se reconnaître. Mais surtout, parce que je ne suis pas sûre que tout ce tintamarre qui agite la blogosphère et la presse littéraire ne finisse pas par agacer l’auteur, voire par lui nuire. Finalement, cédant aux sirènes de l’écriture et au plaisir d’écrire à partir de « l’espace intérieur de l’âme » de Jérôme Ferrari, en ce jour gris de début d’automne, je reprends le récit complexe que le romancier a jeté dans la mare, avant que celui-ci ne prenne la fuite aux Émirats. Et nous abandonne là à nos piteuses élucubrations de lecteurs.
Ce qui m’a d’emblée troublée ― et attirée ― dans ce roman, c’est son titre. Un titre à double entrée, qui ancre le roman dans l’Histoire d’une Antiquité depuis longtemps révolue ; et qui relie, de manière implicite, ce moment décisif de la chute de Rome à la personnalité vibrante de saint Augustin, évêque d’Hippone (395) et auteur de sermons prononcés entre 410 et 412 dans cette cité de l’Afrique romaine. Voilà bien une matière romanesque peu ordinaire susceptible d’éveiller le naturel curieux d’une lectrice. Au-delà du titre, ma curiosité et mon intérêt ont été rapidement happés par une question tenace : par quels subterfuges fictionnels, par quelles « impostures » le romancier va-t-il parvenir à établir des ponts entre le macrocosme de l’Histoire liée à la mort de l’Empire romain et le microcosme agité d’un petit village perdu de la Corse d’aujourd’hui ? Quels rapports insoupçonnés le monde de la modernité qui est le nôtre entretient-il avec son lointain passé ?
Depuis les origines, une même violence secoue les hommes. Une même cruauté les plonge dans le Chaos et dans la Nuit. À la furie sanguinaire d’Alaric le Wisigoth dévastant l’Empire romain et anéantissant Rome en août 410 répond la violence du corps à corps final de Virgile Ordioni et de Pierre-Emmanuel (scène d’émasculation qui fait écho à la scène initiale de castration des verrats, les mains expertes du sacrificateur baignant dans la tripaille génitale de l’animal), bagarre qui se solde par la mort de Virgile, tué d’un coup de pistolet par Libero Pintus. De vagues de fond dévastatrices en déclin annoncé des civilisations, de cercles en cercles de plus en plus rapprochés, resserrés sur un même groupe humain, l’histoire se répète, faite de soubresauts, de renaissances illusoires et de chutes irréversibles. Le centre de gravité du monde se déplace, les Empires tombent, plongeant l’univers et les hommes dans les ténèbres. Pour autant les peuples demeurent et survivent à leurs souffrances. Au monde ancien qui vient de disparaître succède un monde nouveau, tellement peu différent du précédent qu’il est presque impossible d’entrevoir le moindre frémissement de changement.
« Mais rien ne se passait, un monde avait bel et bien disparu sans qu’aucun monde nouveau ne vienne le remplacer, les hommes abandonnés, privés de monde, continuaient la comédie de la génération et de la mort, les sœurs aînées de Marcel se mariaient, l’une après l’autre, et l’on mangeait des beignets rassis sous un implacable soleil mort... »
Éternel retour sur lui-même ― comment parler de recommencement puisque rien n’a encore commencé ? ―, le monde est cet Ouroboros primitif qui unit dans le même nœud les origines et la fin. Ainsi s’ouvre le roman de Jérôme Ferrari :
« Comme témoignage des origines ― comme témoignage de la fin, il y aurait donc cette photo, prise pendant l’été 1918 »
Phrase que l’on retrouve presque à l’identique dans la dernière phrase du roman :
« Il revoit seulement l’étrange sourire... que lui avait offert la candeur d’une jeune femme inconnue, pour porter devant lui témoignage de la fin, en même temps que des origines, car c’est un seul et même témoignage. »
Aveuglément ballottés par le malheur dont ils engendrent eux-mêmes les ondes dévastatrices, les hommes ne sont-ils pas toujours les mêmes êtres anéantis par l’effondrement de leurs rêves et de leurs certitudes ? Qu’ils assistent impuissants à l’anéantissement de leur dieu et de leurs croyances ― aux rites de Manès auquel Augustin avait d’abord souscrit (Manès, qui tient le monde extérieur pour seul responsable du malheur des hommes) succède la religion chrétienne à laquelle Augustin s’est converti ―, qu’ils reviennent à jamais meurtris par les guerres successives qui les ont détruits ou qu’ils soient secoués, dans cet été caniculaire qu’ils traversent, par les obscures pulsions animales qui les habitent, les hommes souffrent d’être la proie de leurs échecs et de leurs désillusions. D’une génération à l’autre, à l’insu de chacun et de tous, se transmet le poids annihilant d’errements ancestraux, de renoncements et d’amères déceptions.
Au cœur d’un univers clos dans lequel l’enfermement joue son rôle de vecteur du tragique (de l’île au village et du village au bar), confronté aux forces brutes qui les malmènent, chacun reste assujetti à la part animale qui est la sienne, trouvant dans la brutalité et la sauvagerie sa principale raison d’exister. Chacun se vautre dans la trivialité ― obscénité des gestes et légèreté des mœurs, vulgarité du langage et violence verbale ―, unique recours à la détresse qui travaille de l’intérieur le petit monde de Jérôme Ferrari. Construit sur le vide existentiel et sur l’absence (absence de Marcel sur la photo, disparition de Hayet, probablement due au sentiment d’exaspération provoqué par « la société des hommes », fuite de la femme de Gratas [pitoyable bonhomme !] et de ses enfants, mort de l’épouse de Marcel, abandon à la naissance de leur fils Jacques, confié à Jeanne-Marie, la sœur de Marcel Antonetti…), sur la désintégration progressive des familles et des couples, sur le ratage intellectuel et affectif des personnages (Matthieu Antonetti et Libero Pintus), l’univers de Jérôme Ferrari semble voué à la destruction et à une disparition mortifère, sans le moindre espoir de rédemption. Une situation qui fait trembler de terreur et d’effroi. Sans doute parce qu’elle est visionnaire et renvoie, en miroir, à la médiocrité qui est la nôtre et, au-delà, au déclin, désormais inéluctable, de la civilisation occidentale. Vision pessimiste à l’extrême qui fait dire à l’ami d’enfance de Marcel, Sébastien Colonna, antisémite et anticommuniste patent, témoin comme lui de la libération de la Corse par les Forces françaises :
« Regarde un peu de quoi ont l’air nos libérateurs, des Maures et des Nègres, c’est toujours pareil, les barbares offrent d’abord leurs services à l’Empire avant d’en précipiter la chute et de le détruire. Il ne restera rien de nous. »
Et, au sein du petit groupe, il ne se trouve aucune voix pour s’élever contre ces propos et les nuancer en rappelant à Sébastien Colonna que nombreux sont les « goumiers » d’Afrique qui ont payé de leur peau et de leur sang la libération de l'île. Les cimetières de Corse sont là pour en témoigner.
Et Augustin, dans tout cela, quelle est sa place ? Certes, en dehors du titre, l’auteur du roman s’appuie, dès l’exergue, sur un extrait du sermon 81, §8, daté de décembre 410. Extrait qui, par-delà le rappel de ce qu’est le monde, laisse cependant entrevoir un rai de lumière, probablement pour une vie autre que celle qui se déroule sur Terre :
« Le monde est déjà haletant de vétusté, mais ne crains rien : ta jeunesse se renouvellera comme celle de l’aigle. »
Par ailleurs, dans sa postface, Jérôme Ferrari précise que, si les titres de chapitres (sept en tout) « proviennent des sermons d’Augustin », le dernier chapitre n’est nullement concerné. Celui-ci constitue donc une exception. En effet, Le Sermon sur la chute de Rome est un « sermon introuvable », une sorte de sermon apocryphe. Le prêche magistral attribué à Augustin dans le dernier chapitre semble donc pure invention romanesque. Pourtant il y a là trois pages d’une rhétorique du discours religieux parfaitement assimilée. Une rhétorique au demeurant parfaitement convaincante. Étonnante liberté du romancier dont le talent réside aussi dans la faculté qu’il a de conduire le lecteur dans le labyrinthe de son imagination, de ses connaissances et peut-être aussi de ses propres convictions ! Mais liberté, aussi, du lecteur de se tenir à distance et de garder en état de veille son esprit critique !
En dehors de ce prêche éblouissant ― qui prend corps dans la mort de Marcel et s’achève avec la mort d’Augustin ―, la présence d’Augustin existe bel et bien dans la trame du récit et l’« âme » du prêcheur d’Hippone y court, tantôt en filigrane, tantôt de manière plus soutenue. Cette présence frémit à travers les noms de certains personnages. Celui d’Aurélie dont le prénom est un écho féminisé du patronyme de l’évêque d’Hippone : Aurelius Augustinus. Ou celui de Massinissa ― souvenir du héros numide de la Seconde Guerre punique ― dont Massinissa Guermat, qui accompagne Aurélie dans ses recherches archéologiques, porte le nom :
« Elle ne lui laissa pas de lettre. Elle ne voulait pas lui laisser autre chose que son absence car c’est par son absence qu’elle hanterait Massinissa pour toujours, comme le baiser d’une princesse disparue hantait encore le roi numide qui portait son nom. »
Ainsi l’Histoire se prolonge-t-elle par ondes imprévisibles, semant ses signes avant-coureurs de catastrophes, et renaît-elle de ses cendres mêmes. De même que certains personnages, présents dans le précédent roman (Où j'ai laissé mon âme), resurgissent dans celui-ci. À la discontinuité de la chaîne du temps historique, Jérôme Ferrari répond par la continuité assurée par Jeanne-Marie (la sœur de Marcel) et par son mariage avec le capitaine André Degorce. À moins que la résurgence de ces personnages corresponde au contraire à une vision pessimiste du romancier pour qui la vie persisterait à perpétuer à l’infini les mêmes errements, les mêmes mensonges, les mêmes dérisoires destins !
Augustin est également présent ― même si c’est en négatif ― dans les convictions philosophiques de Libero. Avant de partager avec son ami Matthieu (petit fils de Marcel, et « adepte », lui, de la philosophie de Leibniz), la gérance du bar de Marie-Angèle, ce fils d’émigrés sardes a consacré ses années d’étudiant à l’étude des textes de saint Augustin. Longtemps persuadé que la lecture de La Cité de Dieu ainsi que celle « des quatre sermons sur la chute de Rome » constituait « un acte de haute résistance », Libero en vient un jour à se mépriser lui-même de s’être ainsi laissé absorber par l’étude stérile de celui qui n’est plus pour lui « qu’un barbare inculte. » Dès lors, aspiré par les spirales de sa propre pensée, Libero s’enfièvre. Il se lance dans une diatribe contre celui « qui se réjouissait de la fin de l’Empire parce qu’elle marquait l’avènement du monde des médiocres et des esclaves triomphants dont il faisait partie, ses sermons suintaient d’une délectation revancharde et perverse, le monde ancien des dieux et des poètes disparaissait sous ses yeux, submergé par le christianisme avec sa cohorte répugnante d’ascètes et de martyrs, et Augustin dissimulait sa jubilation sous des accents hypocrites de sagesse et de compassion, comme il est de mise avec les curés. »
Quant à Marcel, à l’époque où il est envoyé à Casablanca où il occupera un poste d’officier d’intendance, ses pensées ensommeillées l’entraînent dans une succession de rêves déçus :
« … et à Bône, de la cathédrale qui avait recueilli la prédication d’Augustin et son dernier souffle recouvert par les clameurs des Vandales, il ne restait qu’un terrain vague, recouvert d’herbes jaunes et battu par le vent. »
Bien des années plus tard, il est donné à Aurélie, sa petite fille, de faire le même constat. Après une année de fouilles sur le site d’Annaba, force lui est de constater que la cathédrale d’Augustin est elle aussi introuvable. Il ne reste de ses marbres qu’un champ de ruines. Mais la foi d’Aurélie est intacte et « le marbre de l’abside où l’évêque d’Hippone, entouré de clercs en prière, avait agonisé brillerait à nouveau sous les rayons du soleil ».

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De même que le roman est parcouru de signes avant-coureurs de désastres, il l’est aussi de signes de lumière. Toute la lumière du monde de Jérôme Ferrari semble s’être incarnée dans le personnage féminin d’Aurélie. Une lumière diffuse, difficile à cerner, coule entre les chapitres et unit en une singulière image trinitaire Marcel/Aurélie/Augustin. Intimement liés, les trois personnages apparaissent à trois moments clés du récit.
Au moment de mourir, Marcel tient dans sa main la main d’Aurélie. « Il n’a pas peur. Il sait qu’elle est là, guettant pour lui la calme arrivée de la mort, et il se laisse aller contre son oreiller. » Dans cet apaisement que lui procure la présence bienfaisante de sa petite fille, l’esprit de Marcel est porté par le flux de souvenirs et de pensées confuses qui mêlent passé et présent. Les images obsessionnelles de toute une vie reviennent à l’identique, avec la même progression :
« Nous ne savons pas, en vérité, ce que sont les mondes. Mais nous pouvons guetter les signes de leur fin. Le déclenchement d’un obturateur dans la lumière de l’été, la main fine d’une jeune femme fatiguée, posée sur celle de son grand-père, ou la voile carrée d’un navire qui entre dans le port d’Hippone, portant avec lui, depuis l’Italie, la nouvelle inconcevable que Rome est tombée. »
Et au début du roman, par anticipation peut-être de ce que sera sa fin :
« Peut-être pouvons-nous reconnaître les signes presque imperceptibles qui annoncent qu’un monde vient de disparaître, non pas le sifflement des obus par-dessus les plaines éventrées du Nord, mais le déclenchement d’un obturateur, qui trouble à peine la lumière vibrante de l’été, la main fine et abîmée d’une jeune femme qui referme tout doucement, au milieu de la nuit, une porte sur ce qui n’aurait pas dû être sa vie, ou la voile carrée d’un navire croisant sur les eaux bleues de la Méditerranée, au large d’Hippone, portant depuis Rome la nouvelle inconcevable que les hommes existent encore, mais que leur monde n’est plus. »
À la mort de Marcel succède, quelques pages plus loin, celle d’Augustin. Au moment « de se tourner vers le Seigneur », dans l’enroulement de ses pensées et de ses souvenirs, Augustin passe lui aussi en revue les événements dont il a été le témoin et dont il entrevoit les enchaînements futurs. Au milieu des doutes qui l’assaillent et de la conviction qu’aux ténèbres succèdent les ténèbres, une seule image survient, consolatrice et humaine :
« il revoit seulement l’étrange sourire mouillé de larmes que lui avait jadis offert la candeur d’une jeune femme inconnue, pour porter devant lui témoignage de la fin, en même temps que des origines, car c’est un seul et même témoignage. »
C’est sans doute dans le personnage d’Aurélie que se joue la rédemption des êtres qui l’entourent. Sa générosité et sa fraîcheur la distinguent de la gent féminine équivoque du bar du village. Son lien privilégié avec son grand-père Marcel, sa fidélité à saint Augustin, l’enthousiasme qu’elle manifeste dans le travail qui est le sien, la calme ténacité qu’elle oppose aux obstacles qui se présentent à elle, allègent l’univers du roman de Jérôme Ferrari. Seule parmi tous les protagonistes du récit, Aurélie irradie de sa lumière la noirceur qui baigne Le Sermon sur la chute de Rome. Son sourire énigmatique, sa main fine posée sur celle du mourant ― actes minuscules de présence à l’autre ― sont autant de signes susceptibles de racheter le monde. Sans doute suffit-il d’un seul être pour que tous les autres soient sauvés du néant.

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Quant à « l’âme de la Corse », elle se trouve tout entière lovée dans cette page où violence et beauté se côtoient dans un contraste saisissant. Elle passe par le déroulé de la rêverie de Matthieu, pourtant occupé avec ses compagnons « à se gaver de couilles de porc grillées au feu de bois... ». Le regard du jeune homme s’accroche aux nuages qui filent vers la montagne, glisse vers la « chapelle consacrée à la Vierge », depuis longtemps désertée, livrée à la solitude et aux vents. Il ne reste de ce modeste édifice que des vestiges enfouis sous la rocaille et les chardons. De là, bercé par le ronronnement des voix de Sauveur et de Virgile, la pensée de Matthieu s’égare dans les méandres de la langue corse dont le mystère épouse celui des « grondements du fleuve dont on entendait couler les flots invisibles tout au fond du précipice encaissé qui déchirait la montagne... » ; langue « dont il savait qu’elle était la sienne » même s’il ne la comprenait pas et qui a tracé en lui le sillon d’une « plaie profonde » pareille à celle qui déchire la montagne. Tiré de sa rêverie par Virgile qui extirpe de la pièce où sèchent les fromages une vieille malle remplie de trésors de guerre, Matthieu découvre tout un pan de l’histoire qu’il n’a pas vécue. Défilent alors les fameux pistolets Sten parachutés dans le maquis, la terreur des Italiens, les moteurs des avions, les hauts faits de Ribbeddu, « héros redoutable » de l’Alta Rocca. Après quoi, Virgile s’empare d’un fusil et, assis côte à côte sur un gros rocher en surplomb du ravin, chacun à son tour tire « sur le versant opposé de la montagne », perdu dans la poursuite de l’écho des coups de feu en partie absorbés par la brume. Malgré le froid qui le saisit, malgré la meurtrissure qu’il ressent à l’épaule, le bonheur de Matthieu est englobant et « parfait ».

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Par-delà tous les clichés possibles, ces deux pages magnifiques, si justes de ton, suffisent à combler mon bonheur de lectrice.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli (mis en ligne le 26 septembre 2012)
Voilà, pour la première fois dans tout ce qui s'est écrit sur ce dernier livre de Jérôme Ferrari, Le Sermon sur la chute de Rome, une étude conceptuelle et rigoureuse. Angèle Paoli nous fait percevoir la démarche intime et secrète de l'écrivain. Cette lecture qui semble lui avoir apporté une telle jouissance rebondit, bien sûr, vers la précédente concernant Où j'ai laissé mon âme, mais apporte les ressorts cachés de l'écriture de cet écrivain surprenant. Le vrai problème posé au lecteur étant en définitive celui de la relation entre cette méditation philosophique et historique bien amère et ce portrait de groupe familial, qui soutient l'avancée du roman. Là se situe la finesse, la lucidité de cette critique littéraire. Relation de lecture, interprétation, analyse reformulation du texte qui permettent de mieux approcher ce livre complexe et les questions qu'il pose.
Rédigé par : christiane | 26 septembre 2012 à 09:23
J'apprécie beaucoup cette analyse du roman de Jerôme Ferrari.
Quelques échos, sur le fond du propos d'abord. Il me semble que le personnage d'Aurélie n'est pas si lumineux que ça, et qu'il est lui aussi traversé par des sentiments négatifs et des contradictions : en deux pages elle fait un discours de reproches à son frère sur les "devoirs" qui incombent aux enfants (leur père est en train de mourir) puis elle quitte sans ménagement l'homme qui l'aime (Massinissa) et désire que son père la libère de son propre devoir, elle ne ressent plus "ni compassion ni douleur". Elle est elle-même consciente de se laisser emporter par la "rage", "incorrigible idiote qu'elle était". La complexité humaine voulue par l'auteur se marque par le fait que c'est au moment même où Aurélie exprime un impératif moral susceptible de sauver ces personnages marqués par l'échec et la médiocrité ("il y a des choses terribles, et il faut y faire face parce que c'est ce que font les hommes, c'est dans cette confrontation qu'ils éprouvent leur humanité, et s'en rendent dignes" - et en même temps le discours indirect libre enlève de la force à ce discours), c'est dans ce même temps qu'Aurélie se montre submergée par les illusions et exprime son "mauvais cœur."
Sur la forme, Angèle, je suis heureux de voir que vous vous joignez au "tintamarre" peut-être agaçant et nuisible qui entoure ce roman. Il me paraît pourtant possible d'évoquer publiquement ses lectures sans déconsidérer tout ce
qui a pu se dire auparavant. Vos (et nos) élucubrations me paraissent infiniment précieuses, et leur façon de faire vivre le livre lu plus importantes que les réactions supposées de l'auteur ou que le fait pour un livre de faire la Une des
journaux.
Ainsi, Christiane, il me semble qu'on trouve bien des propos intéressants et rigoureux sur ce roman, je pense aux articles d'Emmanuelle Caminade, aux éclairages dans Le Monde des livres, notamment de Frédéric Boyer, mais à bien d'autres encore.
Rédigé par : Renucci François | 26 septembre 2012 à 15:56
@ François Renucci.
Bonsoir. Heureuse de vous lire après ce combat courageux que vous avez mené sur la RDL sous le billet du 17/09/2012 "Traduit du Corse, "Domaine étranger" de Pierre Assouline.
Je vous avais laissé un commentaire le 19/09 à 19:09 (en bas des commentaires. L'avez-vous lu ?). Vous aviez magnifiquement défendu Murturiu de Marcu Biancarelli ne recevant en réponses, hélas, qu'une suite d'interventions sottes et vulgaires. Les commentaires sont parfois ainsi, décevants, sur un blog qui présente des billets de qualité... et des batailles insensées dans les commentaires.
Ici, sur Terres de femmes, c'est une approche de la littérature si profonde, une revue si attachante. Je n'ai lu ni l'article d'Emmanuelle Caminade (où peut-on le lire ?), ni celui de Frédéric Boyer dans Le Monde des livres. Je n'ai lu que quelques notes succinctes à la sortie du livre, sur internet, centrant l'intérêt sur l'histoire racontée, les personnages mais jamais sur le rapport avec les sermons de Saint Augustin, sa philosophie et la façon dont cette pensée s'articule avec l'histoire forte que Jérôme Ferrari nous conte, pas plus que le rapport à l'Histoire chaotique de ce siècle sur les fronts de guerre. Le billet d'Angèle m'a beaucoup éclairée et sur le roman (complexe) et sur Jérôme Ferrari.
J'ai ressenti aussi la quête d'Aurélie, lumineuse, en opposition, sur la même terre aux jours terribles qu'André Degorce y avait vécus (roman précédent). Ses interventions douces et sensibles auprès de son frère Matthieu à la mort du père, sont lumineuses aussi près de son grand-père qui se meurt. Seul un être généreux, pacifié et doux, peut ainsi faire reculer la peur au chevet d'un mourant et auprès d'un homme fragile et pétrifié de douleur. Elle s'est installée dans ce morceau de Ve siècle, qui subsistait dans les pierres effondrées d'Hippone où l'ombre d'Augustin plane comme dans un rêve. C'est un beau personnage de femme qui ne refuse pas ses contradictions et la violence des siens mais qui apaise.
Angèle m'a aussi donné à comprendre, par cette superbe note de lecture, cette terre corse - qui me tient à cœur - que je ne comprends pas toujours car elle est fière, secrète et farouche. Elle a relevé des indices dans le livre qui m'avaient échappés et qui lui permettent de clore sa note par ce final : ces deux pages magnifiques, si justes de ton, suffisent à combler mon bonheur de lectrice..
Elle a traversé ce roman en Corse fière de sa terre natale et de ses écrivains et en critique littéraire à la langue somptueuse. Cela me suffit pour que j'évoque une première vraie émotion à la lecture d'un billet sur ce livre si fort, si âpre et tellement noir.
Amitiés.
Rédigé par : christiane | 26 septembre 2012 à 22:58
Si on a beaucoup parlé du Sermon, on s'est aussi beaucoup répété et les critiques éclairant des aspects intéressants de l'ouvrage restent la plupart du temps trop imprécises et superficielles. Je suis donc ravie, Angèle, que vous vous soyez décidée à écrire un article approfondi résultant d'une lecture personnelle attentive. Un magnifique article qui diffère du mien dans son analyse mais le rejoint aussi, ouvrant pour moi de nouvelles perspectives. Quant au personnage d'Aurélie (évoqué par François) qui illumine aussi à mon sens ce roman, il n'est pas pour autant simpliste et sa lumière vient en grande partie de son extrême lucidité sur soi, de son acceptation courageuse du choix qui impose toujours un sacrifice. C'est une femme "vraie" (pour reprendre l'expression de Paul Gadenne) qui éclaire le chemin de la vie et me semble bien susceptible de racheter le monde...
Rédigé par : Emmanuelle Caminade | 27 septembre 2012 à 09:36
Christiane, voici donc le lien vers le blog d'Emmanuelle Caminade, L'or des livres. Vous y trouverez de nombreux billets sur tous les livres de Ferrari, sur ceux de Biancarelli et sur bien d'autres auteurs corses (mais pas seulement). Oui je vous remercie pour votre intervention sur le blog de Pierre Assouline, agréable dans de ce flots de propos souvent ineptes.
Emmanuelle, les articles, billets et autres propos sur cet ouvrage se recoupent souvent et sont souvent peu développés, c'est vrai mais je trouve qu'il y a souvent des différences dans l'approche et dans l'appréciation, c'est ce qui rend l'ensemble précieux. De longs articles développent souvent quelques aspects seulement d'un livre. Par exemple, je n'ai pas eu le sentiment que le livre de Ferrari traite de "l'âme corse" et encore moins que celle-ci se résumerait à la scène où des personnages tirent dans le vide. Cependant je suis très intéressé par cette lecture d'Angèle car elle donne un éclairage sur sa façon de lire et sur sa vision de "l'âme corse". Et sur ce que peut susciter cet ouvrage.
Rédigé par : Renucci François-Xavier | 27 septembre 2012 à 16:36
@ François-Xavier Renucci
J'ai ouvert le lien ! Vous me conduisez vers un chemin rarement emprunté : multiplier la rencontre de notes de lectures après avoir refermé un livre. Je ressens ce que j'éprouve en pénétrant dans les numéros passionnants de la revue NU(e) de Béatrice Bonhomme et Hervé Bosio des approches complémentaires d'un écrivain.
Mon goût de lire s'enfonce dans la chair des livres. J'aime rester immobile et silencieuse après la lecture d'un roman, d'un poème, en faire mon miel. Voilà que vous m'ouvrez à un autre bonheur. Et ce que vous écrivez est juste : Angèle Paoli et Emmanuelle Caminade nous entraînant dans deux lectures différentes. La mienne résiste encore - comme l'est notre quête inlassable de sens en cette vie - mais mémorise ces deux méditations de hauts fonds.
Rédigé par : christiane | 28 septembre 2012 à 10:14
Oui, François, j'ai trouvé aussi que sur ces nombreux billets un peu répétitifs, beaucoup ajoutaient des éléments précieux, témoignaient d'une lecture plus attentive, plus personnelle, mais ces éléments ne sont malheureusement évoqués que de manière fugace.
Un livre a bien sûr besoin dans un premier temps de ces courtes recensions incitatives, mais quand on est noyé sous leur avalanche, on est heureux de découvrir quelques analyses plus consistantes, comme celle d'Angèle qui ouvre en effet des perspectives nouvelles.
Rédigé par : Emmanuelle Caminade | 28 septembre 2012 à 11:24
Très bel article !
Je n'ai pas (encore) lu le livre de Jérôme Ferrari mais j'ai particulièrement apprécié sa dignité, lors de la mêlée médiatique chez Drouant, et le rappel qu'il a fait des "hiérarchies" : l'élection d'Obama (voir la vidéo "parlante") !
http://bit.ly/RW3cpT
Dominique
Rédigé par : Dominique Hasselmann | 08 novembre 2012 à 22:19