DANS L’ÉCHEVEAU DE LA FORÊT BLONDE
L’on imagine d’abord ― et l’on se prend à y rêver ― une histoire sylvestre, une histoire de « huttiste » dans la lignée des amateurs de forêts et de grandes solitudes. On oublie que, dès la fin du premier chapitre, un cadavre gît sous les feuilles. L’esprit résiste. Il reste arrimé au ponton au bord du lac, au « collier interminable » des saisons au-dessus des bouleaux, aux fondus layette du ciel noyé dans l’eau, à la canne à pêche du narrateur et aux oiseaux-pêcheurs plus rapides que lui. On oublie un peu la femme à la winchester, surgie d’on ne sait où, qui tire dans le mille des miroirs d’acier glacé qu’elle a installés, un jour, à l’aplomb des grands arbres. On oublie même le titre :
3 balles perdues et le «
giallo » dont la première de couverture du livre et le cahier de tête ouvrent pourtant les pistes. C’est que la « forêt blonde » exerce son emprise et tient son lecteur en otage.
3 balles perdues est donc le titre de ce premier roman signé Sylvana Perigot, tout récemment publié dans la collection « sombre & noire » des éditions Éoliennes. Un roman à trois personnages (quatre si l’on inclut la forêt !), grave et cependant empli d’humour et d’une forme de légèreté qui n’en altère pas pour autant la profondeur. Un « giallo » pris dans le prisme déformant de la fantaisie et de la poésie (en exergue, Lautréamont), construit sur le reflet démultiplié des miroirs, un récit d’une couleur singulière qui brouille les genres, entre polar et récit onirique.
On songe parfois, en suivant la pensée du narrateur, à L’Homme pressé. Mais c’est pour mieux s’en détourner. Dégagé de la frénésie et de la vacuité de la vie citadine, l’homme de la « forêt blonde » se laisse porter par l’esprit de huttiste qui l’habite ― on imagine le Walden de Thoreau ou le jeune Baron perché de Calvino ―, notamment dans la relation que le narrateur tisse avec le temps. Un temps qui s’écoule en prenant son temps, un temps généreux et simple qui pousse ses heures dans la lenteur de la « forêt blonde ». Parfois, quelques échappées-ravitaillement vers la station-service rouge et blanche aux allures de Playmobil, entraînent narrateur et lecteur hors des bois, du côté de l’espace Amérique. S’ouvre alors un autre temps, une brève parenthèse qui donne sur un univers factice sur fond de jeu vidéo et de gonzesse déjantée. La pensée s’esquive vers la forêt, s’en retourne vers son lac, son ponton, sa cabane... et son suspens.
Les chapitres, brefs, comportent des titres. Brefs eux aussi. Et presque naïfs, enfantins presque. En voici quelques-uns cueillis au hasard : « il est tard / comète / dormir / l’abruti... ». Certains évoquent la nature, un détail du lieu qui abrite la vie du narrateur depuis neuf mois : « le ponton / la neige / le vent / dans la forêt blonde ». D’autres suscitent le personnage féminin. Soit explicitement : « linda (2 fois) / la photo de linda / calamity jane & little summer rain » ; soit implicitement : « winchester ». Écho aux trois balles perdues, les trois chapitres « sans titre » renvoient à la tireuse d’élite, à la blondeur de ses cheveux, à son talent de shooteuse, d’ensorceleuse et d’amoureuse. D’autres chapitres enfin portent en germe les personnages masculins. Le narrateur d’une part ― que Linda a pris dans ses rets ― qui livre progressivement sa part d’ombre et son histoire ; et le Moisi de l’autre, dont semble s’être provisoirement entichée Linda, et dont on suit l’évolution jusqu’à son statut final de cadavre. Mais de tout cela qui a pris forme au cours du récit, des relations qui réunissent les trois personnages dans le huis clos cruel de la forêt, que reste-t-il ? Sur quelles preuves prendre appui ? Il ne subsiste que « lambeaux d’images fugitives » et « une exquise impression d’irréel ». La forêt, qui « serre le temps entre ses poings », participe elle aussi de ce mystère. « Tout se reforme dans le présent. » Linda n’a-t-elle été qu’un mirage ? Les miroirs d’acier pure invention de l’esprit ? La « forêt blonde » elle-même a-t-elle seulement existé ? Peu importe ! Quelque chose continue de vibrer, lumière du lac ou reflets du vent dans les arbres. Quelque chose de la polyphonie du texte.
Le roman, lui, existe bel et bien, avec son style farfelu et inventif, son caractère tendre et émouvant. Un premier envoi très réussi pour l’auteure de 3 balles perdues et pour les éditions Éoliennes.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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