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D’UNE MONTAGNE À L’AUTRE, UNE VOIX COULE SOUS LES MOTS
Il y a un avant, il y a un après. La montagne de Jean-Noël Pancrazi délimite le temps. Ses formes et ses pentes bornent de deux moments distincts le récit autobiographique de
La Montagne. Il y a d’abord la montagne d’Algérie. Omniprésente, surgissant à l’improviste au tournant du texte, elle est liée à l’enfance du narrateur et au jour précis de l’assassinat de ses petits camarades. Il y a, plus tard, après le départ de l’Algérie, cette autre montagne, « comme impossible à atteindre », ce Canigou « trop minéral et uni, n’offrant rien pour rêver », que le lycéen aperçoit de la fenêtre du lycée. Entre ces deux montagnes si différentes l’une de l’autre, il y a une voix qui coule sous les mots, comme un chant façonné par une même douleur, un phrasé magnifique qui draine l’émotion. Pris dans ce murmure ininterrompu, le lecteur est porté par le flux qui file sous la peau.
La montagne d’Algérie n’a pas de nom. Pareils à des bornes milliaires jalonnant le texte, ses contreforts servent de points d’appui à l’histoire personnelle du narrateur. Entre chacune des apparitions de la montagne s’enracine le récit. Avec ses épisodes de « haine » ordinaire, ses soupçons et ses couvre-feu, ses rafles, sa violence qui, elle non plus, n’a pas de nom. Pourtant la montagne recèle encore sa part de rêve, ses promesses de trophées. Scarabées d’or arrachés au mica des sables, « trésors enfouis de guerriers » arrachés aux ravins.
Revenant sur son passé, le narrateur évoque le drame qui va déchirer son enfance, un jour de juin. La disparition et l’assassinat de ses petits camarades. Pourquoi, cet après-midi-là, l’enfant ne s’est-il pas joint à la troupe rieuse et confiante, ravie de partir à la recherche des trésors de la montagne interdite ? Invité à grimper avec les autres dans la camionnette de la minoterie ― c’est là que travaille son père ―, le jeune garçon, vaguement inquiet, résiste au désir de se mêler à l’expédition. La petite troupe quitte le bled ― Bordj Bou Arréridj ― et part sans lui en direction de la montagne. L’enfant attendra en vain le retour de ses compagnons de jeu. La montagne gardera dans ses pentes le secret de leur mort. Elle restituera les corps « enveloppés sous les couvertures grises », « alignés », le lendemain, « dans la grande salle de l’étude du soir ».
Au-delà de la montagne, loin dans le désert de dunes que le sang des massacres n’atteint pas, bien plus au sud, règne la paix. Mais, dit le narrateur, « ça ne s’appelait plus l’Algérie. »
Parfois l’enfant pense que son heure est venue de partir vers la montagne et d’y mourir. Le regard du père Serge, perdu dans « sa colère désemparée », creuse son remords. D’autres fois, la montagne semble aspirée par les pluies tièdes d’avril et disparaître à son tour. Parfois encore, surgit de ses pentes un jeune arabe qui tient dans ses bras un fennec tout chaud, échappé aux violences des hommes. La montagne rythme le temps de l’enfance, ce qu’il reste de gestes et d’échappées, dans l’illusion provisoire que revienne la paix. Oubliée du Fils venu pour sauver le monde, l’Algérie est à feu et à sang. La foi a déserté l’enfant. D’autres attentats suivront, suivis des départs douloureux vers la France. Mais aucun ne dépassera jamais l’assassinat des petits camarades, « comme s’ils détenaient pour toujours la palme du deuil. » Rien ne changera plus. Rien, jamais, ne pourra guérir l’enfant de son chagrin.
Bien des années plus tard, l’adulte traverse la Méditerranée pour retrouver les terres brûlées du désert. Est-ce le Maroc ou l’Algérie ? La géographie des lieux brouille les pistes. Les images du passé rejoignent celles du présent, se mêlent et se superposent dans une ultime page, très belle, emplie de poésie d’une émouvante simplicité. La montagne est là, « de plus en plus dure, sèche, nue, presque dangereuse, avec ses pentes de cailloux noirs, ses virages et ses abîmes » ; mais aussi avec ses petits scarabées porte-chance, « ramassés dans les chemins de l’Atlas ». Bien sûr, il y a la camionnette et ses enfants rieurs assis l’un contre l’autre sur la plate-forme. Les visages retrouvent leur nom, leur place sur la photo de classe. Reviennent aussi en mémoire « la manière de chacun de prendre les osselets » ainsi que les ultimes recommandations des petits camarades avant de partir vers la montagne, « de rester en bas pour les protéger, raconter, inventer, [si on me le demandait,] qu’ils n’étaient pas loin, derrière la gare ou au milieu des blés. »
D’autres vécus prendront place plus tard dans la mémoire, d’autres maisons chargées de leur histoire. La montagne corse, son maquis et ses bêtes, ses forêts et ses rivières, ses incendies aussi, ses cimetières gardiens de la parentèle du père. Mais sans cesse revient, têtue et tenace, la sensation précieuse d’un tout petit scarabée que quelqu’un déposerait, sans mot dire, « entre les doigts », « ou qui viendrait, tout seul, se blottir, se cacher » dans la paume de celui qui écrit ces lignes.
Il reste aussi, une fois le livre refermé sur son drame, la teneur d’une écriture. Construit sur des enchâssements de relatives, entrecoupées de points virgules, le texte de Jean-Noël Pancrazi est pris dans une houle qui enfle puis s’apaise. Un souffle long anime le phrasé ample du récit. La Montagne étreint le lecteur dans la musique singulière de la page.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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Je n'ai lu qu'un seul livre de Jean-Noël Pancrazi : Renée Camps (Gallimard) et j'en garde un souvenir indélébile. La mère... Avec tout cet amour, toute cette âpreté, cette douleur, cette douceur. Et la mort pour dire ce qui n'avait jamais été dit, ni écrit de cet amour-haine-amour. Je me souviens de la scène de confrontation dans le couloir, des cuisses ouvertes sur cette... blessure originelle. Cette pauvreté de l'amour... et sa magnificence.
Un très grand écrivain. J'ai hâte de lire La Montagne, surtout après avoir lu ce billet très profond où l'on sent une lectrice heureuse d'être entrée dans ce livre difficile et émouvant.
Rédigé par : christiane | 06 juillet 2012 à 12:59
Chère Angèle Paoli,
Je viens de lire votre article sur mon petit livre. C'est magnifique. Tout ce que vous écrivez est si précis, si lumineux, si ample aussi, puisque vous allez de montagne en montagne, vous ne laissez aucun chemin de côté dans votre analyse. ET c'est votre propre sensibilité qui coule sous les mots. Il y a une musique du coeur dans tout votre texte. Cette musique m'a touché et je vous en remercie. Jean-Noel Pancrazi
Rédigé par : jean-noel pancrazi | 17 juillet 2012 à 11:58