Le premier juillet 1804 naît à Paris Amandine Lucie Aurore Dupin, plus connue sous le nom de George Sand.
LÉLIA (extrait) DEUXIÈME PARTIE XXXI Lélia descendit les montagnes et, avec un peu d’or versé sur son chemin, elle franchit rapidement les vallées frontières. Peu de jours après avoir dormi sur la bruyère de Monteverdor, elle étalait le luxe d’une reine, dans une de ces belles villes du plateau inférieur qui rivalisent d’opulence entre elles et qui voient encore fleurir les arts sur la terre d’où ils nous sont venus. Comme Trenmor, qui s’était rajeuni, et fortifié au bagne, Lélia espéra renaître, par la force de son courage, au milieu de ce monde qu’elle haïssait et de ces joies qui lui faisaient horreur. Elle résolut de se vaincre, de dompter les révoltes de son esprit sauvage, de se jeter dans le flot de la vie, de se rapetisser pour un temps, de s’étourdir, afin de voir de près ce cloaque de la société et de se réconcilier avec elle-même par la comparaison. Lélia n’avait pas de sympathie pour la race humaine, quoiqu’elle souffrît les mêmes maux et résumât en elle toutes les douleurs semées sur la face de la terre. Mais cette race aveugle et sourde sentait son malheur et son abaissement sans vouloir s’en rendre compte. Ceux-là, hypocrites et vaniteux, cachaient les plaies de leur sein et l’épuisement de leur sang sous l’éclat d’une vaine poésie. Ils rougissaient de se voir si vieux, si pauvres, au milieu d’une génération dont ils ne voyaient pas la vieillesse et la pauvreté percer de tous côtés ; et, pour se faire jeunes comme ceux qu’ils croyaient jeunes, ils mentaient, ils fardaient toutes leurs idées, ils niaient tous leurs sentiments : ils étaient fanfarons d’innocence et de simplicité, eux décrépits dès le sein de leurs mères ! Ceux-ci moins effrontés, se laissaient emporter par le siècle : lents et débiles, ils s’en allaient avec le monde, sans savoir pourquoi, sans se demander où était la cause, où était la fin. Ils étaient de nature trop médiocre pour s’inquiéter beaucoup de leur ennui ; petits et faibles, ils s’étiolaient avec résignation. Ils ne se demandaient pas s’ils pouvaient trouver secours dans la vertu ou dans le vice ; ils étaient également au-dessous de l’un et de l’autre. Sans foi, sans athéisme, éclairés tout juste au point de perdre les bienfaits de l’ignorance, ignorants au point de vouloir tout soumettre à des systèmes étroitement rigoureux, ils pouvaient constater de quels faits se compose l’histoire matérielle du monde, mais ils n’avaient jamais voulu étudier le monde moral ni lire l’histoire dans le cœur de l’homme ; ils avaient été arrêtés par l’imbécile inflexibilité de leurs préventions. C’étaient les hommes du jour, qui raisonnaient sur les siècles passés et futurs sans s’apercevoir que leurs génies avaient tous passé par le même moule et que, rassemblés en masse, ils auraient pu s’asseoir encore sur les bancs de la même école et suivre la loi du même pédant. Quelques-uns, c’était le petit nombre, mais ils représentaient pourtant une puissance sociale, avaient traversé l’atmosphère empoisonnée des temps, sans rien perdre de la vigueur primitive de l’espèce. C’étaient des hommes d’exception comparativement à la foule. Mais, entre eux, ils se ressemblaient tous. L’ambition, seul ressort d’une époque sans croyance, annihilait la noblesse mâle et caractéristique, départie à chacun d’eux, pour les confondre tous dans un type de beauté grossière et sans prestige. C’étaient bien encore les hommes de fer du moyen âge ; ils avaient le regard fauve, les pensées fortes, le bras robuste, la soif de la gloire et le goût du sang, tout comme s’ils se fussent appelés Armagnac et Bourgogne. Mais à ces larges organisations que la nature produit encore manquait la sève de l’héroïsme. Tout ce qui le fait naître et l’alimente était mort : l’amour, la fraternité d’armes, la haine, l’orgueil de la famille, le fanatisme, toutes les passions personnelles qui donnent de l’intensité aux caractères, de la physionomie aux actions. Il n’y avait plus pour mobile de ces âpres courages que les illusions de la jeunesse détruites en deux matins et l’ambition virile, têtue, sale, déplorable fille de la civilisation. Lélia, triste existence flétrie par le sentiment de sa dégradation, seule peut-être assez attentive pour la constater, assez sincère pour se l’avouer ; Lélia, pleurant ses passions éteintes et ses facultés perdues, traversait le monde sans y chercher la pitié, sans y trouver l’affection. Elle savait bien que ces hommes, malgré leur agitation essoufflée et chétive, n’étaient pas plus actifs, pas plus vivants qu’elle ; mais elle savait aussi qu’ils avaient l’impudence de le nier ou la stupidité de l’ignorer. Elle assistait à l’agonie de cette race, comme le prophète, assis sur la montagne, pleurait sur Jérusalem, opulente et vieille débauchée étendue à ses pieds. George Sand, Lélia, Éditions Garnier Frères, 1960, pp. 134-135. Texte établi, présenté et annoté par Pierre Reboul. |
■ George Sand sur Terres de femmes ▼ → 30 mars 1852 | Pauline de George Sand → 15 janvier 1854 | George Sand, Lélia → 26 juillet 1857 | George Sand, Promenades autour d’un village → 9 avril 1872 | Lettre de George Sand à Gustave Flaubert |
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Après l'avoir écoutée longuement, quand Pulcherie, la soeur de Lélia, prend la parole pour lui répondre, c'est durement :
"-... Tu voulais être sublime et tu n’étais même pas grande. Voilà ce que c’est que de vouloir s’isoler des joies vulgaires et se faire une destinée de choix et d’exception ! Vous vous sentiez trop noble pour partager également le bonheur avec une autre créature ; vous avez voulu le lui donner sans le recevoir. Eh bien ! vous êtes restée au-dessous de ce magnifique projet..."
Elle porte sur cette belle femme hautaine, intransigeante, méprisante, un regard lucide. Les hommes, la société méritent un regard différent : plus d'attention, d'écoute, de simplicité révèleraient que le monde - même si imparfait- n'est pas si abject. Ce personnage, Lélia, que George Sand a créé est déroutant. Difficile d'éprouver de la sympathie pour la cruelle Lélia qui se joue du candide Sténio malgré les épreuves qu'elle a traversées...
Mais c'est là la liberté de la romancière : créer librement des personnages forts et les pousser jusqu'au bout d'eux-même. Ici, le roman, malgré ses deux fins possibles, chemine inexorablement vers la désespérance. La Dame de Nohant avait une plume plus tendre, plus humaine, plus gaie quand elle écrivait à son grand ami Gustave Flaubert...
Rédigé par : christiane | 02 juillet 2012 à 09:02
Lélia est à l'image de George Sand; elle en est le double fidèle. Ensemble, elles partagent les mêmes doutes, les mêmes interrogations, les mêmes déceptions. Qui sont aussi celles d'une époque dont il lui est difficile de se départager. Je crois que nous sommes en marge des préoccupations de la romancière. Lélia est en quelque sorte sa porte-parole, celle qui lui permet de faire un bilan sur elle-même et sur le monde qui l'entoure. Un monde viril dans lequel elle a été férocement malmenée à la fois comme femme et comme écrivain. C'est une voix forte que celle de Sand, qui se bat contre les préjugés de son temps. Quant à la plume, elle est remarquable, et, dans tous les cas, bien supérieure à ce que l'on en dit dans la bien-pensance littéraire d'aujourd'hui.
Rédigé par : Angèle | 02 juillet 2012 à 11:20