DU ROSIER MYSTIQUE À LA FORÊT CRUIDIENNE
Elle pourrait être une vieille semblable à toutes les vieilles, tirée des lointains de nos enfances, vieille sans nom gisant dans les mémoires anciennes, bigote sans âge, livrée à une solitude éternelle et marmonnant des mots sans suite, si elle n’était « la vieille au buisson de roses » !
Le titre donné par Lionel-Édouard Martin à son roman, La Vieille au buisson de roses, a mis d’emblée la lectrice que je suis devant une énigme. Ce titre, à un vocable près, ne m’était pas inconnu. J’ai cherché dans ma mémoire un titre de même facture. Me sont revenus des titres d’œuvres picturales, parmi lesquels a surgi, inattendu, celui du retable de La Vierge au buisson de roses. Qu’il y ait une analogie entre ces deux titres, c’est indubitable, mais existe-t-il une adéquation interne entre ces deux œuvres ? C’est aussi la question que je me suis posée.
Martin Schongauer, La Vierge au buisson de roses
retable sur bois, 1473
Colmar, église des Dominicains
Source
Œuvre majeure du peintre allemand Martin Schongauer, La Vierge au buisson de roses représente une Vierge à l’enfant. Vêtue dans le drapé savant d’une somptueuse robe écarlate, la Madone trône sur un siège de pierre, entourée d’un buisson de roses de même couleur que sa robe. Pensive, la Vierge médite. Mais, en dehors du buisson de roses contenu dans le titre, quel rapport le roman de Lionel-Édouard Martin peut-il avoir avec ce retable de 1473 ? Dans l’iconographie occidentale, la Vierge est jeune, éternellement. Jeune et vierge, miraculeusement. Quant à la vieille du roman, elle est la sans-nom, celle que l’on nomme « la vieille » tout au long du récit. Seule une notice à la fin du roman livre ses initiales. L.M. Mademoiselle L.M. En revanche, nous savons de la vieille qu’elle est vierge ; depuis toujours, vierge de « toute besogne d’homme » et son ventre « marsupial » n’a jamais été arrondi que par tous les objets qu’elle fourre dans la poche de son tablier. Nous apprenons aussi, dès le premier chapitre du récit, que c’est dans la ville haute d’une petite ville du Poitou, que se déroule la vie de la vieille. On est loin, avec ce début de roman, de la toile de Martin Schongauer. En apparence seulement. Car la parenté entre le titre des deux œuvres (sans parler de la proximité syllabique Vieille/Vierge) modifie la perspective du récit et donne au personnage de la vieille une dimension tout à fait singulière.
Tout comme la Vierge de la toile, la vieille est en effet indissociable du buisson de roses. Ne partagent-elles pas l’une et l’autre le même attribut ? Hiératique dans son écrin de roses, la Vierge mélancolique, que deux anges s’apprêtent à couronner, tourne le dos au buisson qui prend naissance à ses pieds. Élégamment sculptés dans le bois du retable, les anges musiciens entourent la Vierge. La vieille, elle, fait corps et langue avec le buisson de roses qui grimpe sur la façade de sa modeste maison. Non qu’elle accorde à son rosier un intérêt plus grand qu’aux autres êtres et objets environnants. Mais parce qu’à son insu, elle forme avec son buisson de fleurs écarlates, un corps mystique. D’avant le péché originel. Le mystère divin du buisson de roses se révèlera au cours du récit, lui donnant tout son sens.
C’est vers la fin de l’hiver qu’apparaît le buisson de roses. La vieille, occupée à verser ses eaux usées dans la cour, « ressasse, dans sa tête, la mélodie, crainte de l’oublier » […] « chante dans sa tête, met dans sa mémoire l’alignement de notes. » Entre ces deux notations musicales prend place la première apparition du rosier grimpant :
« Le rosier grimpant qui occupe quasi toute la façade de la demeure est un fleuve à l’envers, embouchure mordant le sol, et tout son réseau d’affluents quête des sources au plus haut du mur. »
Entre cette description et celle qu’en propose le peintre Martin Schongauer, la parenté semble évidente. D’autres symboles, disséminés dans la toile, seront repris au cours du récit, dans l’aventure de la vieille.
Quelques pages en amont, annonçant la description à venir, le motif du rosier était apparu dans le traitement métaphorique du chien Diurc (Duc de son vrai nom), par imitation et par empathie avec l’environnement de sa maîtresse :
« Toutefois : c’est, de l’animal, le dos qui s’empourpre, se métamorphose en rosier dense avec cycle complet de floraison, des éclosions aux faneries, s’il mange trop de carne… »
Or, à quelque temps de là, vers la Pentecôte, au moment où s’immiscent dans la gorge de la vieille toutes les langues du monde, advient un événement étrange. Alors qu’elle est assise sous son rosier, occupée à plumer une volaille récalcitrante, toujours ponctuant ses gestes sacrificiels de vieilles scansions de messe et distribuant mille et une langues diverses à son entourage – non seulement la vieille « a ses voix » mais elle est, depuis peu, touchée de glossolalie −, la vieille, s’acharnant sur les picots du poulet, s’empourpre, contaminant par son sang le sang du rosier. S’ensuit une composition polytonale ― explosion de mots, de sons, de couleurs, de mouvement et de don joyeux ―, une symphonie florifère à laquelle tous participent, chacun dans son registre, depuis les habitants du rosier ― oiseaux, fourmis, moucherons et pucerons ― jusqu’aux fleurs elles-mêmes et à la rose la plus charnue, celle de la cime de l’arbuste. Tout cet ample mouvement d’élévation ébranle les pétales, qui l’un après l’autre tombent, couronnant de leur incarnat les cheveux de la vieille ou prosaïquement chutant dans la lessiveuse où s’accumule le duvet du volatile. C’est là, au plus puissant de cette partition, que la vieille soudain prise d’une raideur qui la fige toute, s’effondre à son tour. La vieille gît dans un mélange de plumes renversées et de pétales rouges. Première chute. De cet état de mort provisoire qui la livre à un débordement incontrôlé des viscères, la vieille se remet doucement. Mort et résurrection. Puis purification à grande eau dans le cagibi noir. La vieille revient à elle vivifiée. Toutes les langues se réapproprient son corps, les vivantes et les mortes, latin et sanskrit, langue métallique des ustensiles de cuisine et langue gargouillante de la mare aux chatons noyés, langue de Diurc, plus toute la Vulgate… sans parler de la langue séraphique, inépuisable. En effet, au cours de cette cérémonie des ablutions, les anges musiciens s’en donnent à cœur joie.
Au printemps, au moment où la Scarlet (une Paul’s Scarlett 1916 !) se lance à pleine floraison sur la façade, la vieille, elle, se lance sur la route, à la recherche de la « folie » du marquis de Cruid (du latin cordis/« cœur »), philologue éclairé, linguiste amateur épris des questionnements sur l’origine des langues. La vieille a décidé un jour de remettre à Monsieur le marquis Olivier de Cruid (anagramme de Diurc !) dont elle ne connaît que le nom, le Diurc ― « chien perdu sans collier » ― qu’elle dit lui appartenir. Commence alors le périple de la vieille flanquée de son fidèle compagnon, chanteur de messe en latin. Elle ne peut s’empêcher la vieille de se revoir quelques mois en arrière, en cette veille de Noël où elle avait recueilli Diurc. À la sortie de la messe, côte à côte, ils avaient marché « obscurs sous la nuit solitaire au milieu des ombres ». Et « une même faim noire », « une épaisse fringale » leur avait tenaillé le corps. Mais ce jour de leur marche dans la forêt cruidienne, mangée de broussailles, ils avaient partagé, silencieux, leurs victuailles. Dans la plus parfaite ignorance de la célèbre hypallage du chant VI de l’Énéide : Ibant obscuri sola sub nocte per umbram. « Le chien ne disait rien. »
Quant au marquis de, ayant reçu une lettre lui annonçant la restitution prochaine de son chien, il décide de se mettre en quête de l’épistolière dont la missive non signée portait le cachet (la flamme) de la petite ville de M. M(ontmorillon ?), la médiévale, sise au bord de la Gartempe, rivière paisible dont il est peu probable que ses rives aient contribué peu ou prou à l’élaboration originelle des langues. Abandonnant sur la place sa Juvaquatre, le marquis entreprend de mettre ses pas dans ceux de la vieille. Cette originale un peu timbrée qui vit dans la Ville-Haute. Après bien des errances à travers les ruelles de M ― son bistrot, ses gargotes, ses églises, ses souvenirs de jeunesse ―, le marquis, toujours occupé par ses interrogations sur les langues et scandant sa marche au rythme d’hexamètres (dactyliques ?) tirés de Virgile, parvient tout essoufflé, après bien des ripés (grimpettes), devant la maison de la vieille. Personne. Porte de bois. Mais Olivier de Cruid peut bien mourir. Au terme de son errance, l’éblouissement d’un magnolia en fleurs (écho de l’unique rose blanche du retable de Schongauer ?) l’enveloppant dans une « incroyable odeur de mots » a été une véritable révélation. C’est donc là, dans la « matière angélique » du blanc, que le langage tire ses origines. « Langue ange. » « Une épiphanie. » Reste le rosier. Éclatant. Il n’a pas dit son dernier mot.
Pendant ce temps, l’autocar parti de M. conduit l’équipage de la vieille et du chien jusqu’au calvaire. C’est à cet endroit, souvenir de la passion du Christ, que la vieille descend, puis revient attendre son autocar, après avoir erré sans succès à travers bois dormant et broussailles, dans le labyrinthe inextricable du Domaine de Cruid. La vieille est désespérée. Elle a beau interroger, les voix qui dialoguent habituellement avec elle se sont éteintes. Autour d’elle, « rien qui parle ». En proie à une douleur qui lui broie les entrailles, la vieille se laisse choir, le chien à ses pieds, sur le rebord de pierre du calvaire, au milieu des giroflées, petites fleurs cruciformes, symbole du Christ, également présentes dans le retable de La Vierge au buisson de roses.
Au terme de ce voyage mystique à travers la langue et le langage, la vieille et le marquis Olivier de Cruid auraient pu se rencontrer. Le marquis et la vieille appartenaient au même monde ancien dont chacun, à sa manière, travaillait à préserver quelque trace. Ils partageaient sans le savoir une part de folie identique. Le destin ― ici l’auteur ― en a décidé autrement. Reste la langue. Somptueuse. Elle les réunit tous trois dans une éblouissante trinité.
Pour ce qui est de l’auteur lui-même, je rajouterais volontiers qu’il est probablement, selon les mots d’O.V. de L. Milosz, de « …ceux que la prière a conduits à la méditation sur l’origine du langage. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
LAUDES... lettres flamboyantes qui traversent le titre du livre de Lionel-Édouard Martin : La Vieille au buisson de roses... LAUDES... premier office de jour où les moniales chantent : Seigneur, ouvre mes lèvres et ma bouche chantera tes louanges.
J'ai lu ce beau livre, fouaillée par cette lecture d'Angèle Paoli, intriguée, étonnée, égarée.
La traversée a été difficile : une langue somptueuse, inventive mais compacte. Pas de pause possible, pas de vide, pas de repos. Lectrice tirée à hue et à dia par les revirements de ce qui pourrait être une fable. À peine habituée au langage et aux gestes de la vieille... bizarre... qu'il me faut découvrir ce drôle de marquis de Cruid et son enfermement dans ses livres et ses recherches sur l'origine du langage. Entre temps, la langue si goûteuse m'ôte toute envie de comprendre l'histoire compliquée qui se met en place. Je l'oublie et me régale d'un festin de mots rarement rencontré.
Puis il y a cette Vierge au buisson de roses de Schongauer. J'ai du mal à relier les deux rosiers et les deux femmes, la Vierge de silence et de recueillement et la vieille tant bavarde et habitée de voix... Un autre tableau s'impose à moi : La Tour de Babel de Bruegel l'Ancien. Des hommes de même langue, liés par un même projet que Dieu dispersera par l'impossibilité, soudaine, qu'ils auront de se comprendre, les renvoyant à leur singularité, à leurs différences, à l'obligation du chemin vers l'autre dans l'étrangeté, l'inconnaissance. Une sorte d'anti-Pentecôte. Un échec à la rencontre comme il adviendra de celle attendue par les deux personnages de L.-E.M.
LAUDES... qui ouvrent les lèvres des "silencieuces" le temps d'un office et d'un psaume.
Dans ce livre, la langue après avoir été somptueuse se dissout dans le blanc silence d'une mort éblouie ou dans les divagations d'une vieille que plus personne n'écoute.
Que s'est-il passé entre le premier mot écrit de ce livre et le dernier ? Quelque grand mystère ? qui fait que le cœur du lecteur est tout remué, tout traversé de questions sans réponses, tout avide de silence, d'effacement des questions, d'effacement de la langue pour être au seuil de la parole :
Au commencement était le Verbe. Et le Verbe était près de Dieu. Et le Verbe était Dieu.. (Incipit de l'Évangile selon Saint-Jean)
Très beau livre, complexe et... épineux...
Rédigé par : christiane | 08 juin 2012 à 18:07