« LA COULEUR MAUVE DES MOTS »
Poésie migratoire, partage entre deux femmes, deux poètes, Iris est un recueil à deux voix que l’Océan sépare. Lieuses de mots entre deux continents, deux langues proches mais différentes, deux sensibilités et deux écritures, Danielle Fournier et Luce Guilbaud tressent avec Iris un ciel de répons tendu entre mer fleuve et horizon, chants de sable et de pages.
Il faut pourtant attendre longtemps, presque la fin du recueil, pour qu’« iris » se manifeste. Seule la section poétique de Luce Guilbaud, la seconde dans l’ordre d’apparition des poètes, retient Iris, disséminé dans l’un ou l’autre poème. S’agit-il de la fleur ? De l’iris arc-en-ciel, déesse éphémère « aux doigts de rose » ? Iris de couleur de lumière, « les iris jaunes rapides » sont signes avant-coureurs du partage des mots. Masculine la fleur, féminine la déesse arc-en-ciel qui relie les espaces, Iris la mystérieuse, lumineuse et légère, est passagère en transit entre deux rives, « cette envolée pollen » qui traverse la mer pour rejoindre l’autre en son pays :
« Iris traversière avec couleurs accompagnées
Iris passagère ses rêves sur ordonnance ».
Qui est la voix qui parle, de l’une à l’autre, toutes deux décalées dans l’espace et le temps ?
« ma nuit va vers ton jour », écrit Luce Guilbaud dans la section intitulée « Le printemps des homards ».
« Quand elle marche, j’écris son nom dans l’espace », écrit de son côté Danielle Fournier.
Ailleurs, plus proche de la prière, la poète québécoise « chuchote une parole inédite, pleine de mansuétude et miséricordieuse dans laquelle la Voix de Dieu est Verbe et Épiphanie ». L’une imagine l’autre, sa terre et son jardin, son univers fait de bonheurs simples, de juvénile fantaisie et de liberté :
« C’est une femme libre dans la ville, qui marche la ville. Sa jupe légère suit son pas, un pas vif qui sait qu’il ne va nulle part. Vers nulle rencontre.
Elle marche vers sa liberté, chaussures plates qui ne sont pas assorties à son sac à main. Elle regarde le monde comme si c’était la première fois. »
Ou, à l’opposé, de l’autre côté de l’Atlantique, quelque part entre Royan et le Bois des Fées, la « femme de mer » évoque l’amie québécoise :
« Frontières subtiles des quartiers
ta ville ta vie de femme avec repères
tes larmes d’amour tes maisons tes jardins
Montréal où l’avenir infiniment
puisque les pas peuvent changer
d’autres regards se croiser
à l’endroit d’un jour neuf… »
Chacune écrit dans son espace, l’une avec l’autre décalée, pourtant complices et complémentaires, même si tellement différentes :
« Nous disons des mots sages pour repousser la mort et
présentons nos mains à la chaleur pour que cesse et s’arrête en nous ce froid glacial. »
Composés de paragraphes brefs, souvent interlignés de blanc ― espace de silence ―, les poèmes de Danielle Fournier expriment une mélancolie profonde, un mal que rien ne semble pouvoir apaiser, pas même la « tranquille tranquillité » de l’autre dont elle espère pourtant une « éclaircie ». Que lui manque-t-il, que lui manque-t-elle ? Il y a toujours un espace autre dans l’espace nommé, une « autre absence derrière l’absence, et un autre silence derrière le silence », inclusions qui nomment la difficulté d’adhérer au monde. Survient au cœur du poème la perte d’une certaine Blanche, qui laisse entre les mots sa trace de mystérieuse disparue.
Parfois, un mot isolé s’échappe, dialogue fragmenté de la poète avec elle-même, avec l’autre. « Je, fuyant ». Mais toujours, dans chacun des textes qui forment l’ensemble de l’Iris de Danielle Fournier, apparait une phrase en italiques, parfois deux ou davantage. À les lire séparément, détachées de leur contexte, il se construit un texte autonome de phrases en flottaison de part et d’autre d’une phrase unique occupant le centre de la page :
« Nous entrons dans la solitude et le deuil de l’amour. »
Et avant ? N’était-ce pas déjà ainsi ? « Cette lutte pour vivre », la poète l’exprime en continu. Comment habiter son corps dans un monde construit sur l’horreur, quand « une seule mort » suffit à faire « basculer le monde » ? Comment se défaire de « ce vide d’existence » ? Comment trouver un sens à cet « univers déshabité » ? « Comment dire cette foi et son absence, l’ivresse et la mélancolie ? » Peut-être tracer ― comme elle ― une « géographie du désir », s’en tenir aux menues choses, « matériel d’écriture, de peinture, l’encre, une plume, un cahier ouvert, une page blanche ». Un oiseau posé sur une clématite en fleur.
De l’autre côté du monde, il y a l’autre, ses vers en italiques, ponts tendus entre les fleuves, ses marches à travers les marais vendéens, ses joies simples, son désir d’« oiseaux tisserands » qui allégeraient ce qui sépare et fait frontière entre les terres, cet appel « d’un nom à l’autre/d’une solitude à d’autres solidarités ». De l’une à l’autre, il y a le manque, générateur de rêve : « Nous rêvons de la folie du rêve ». Et l’écriture, toujours, semeuse de « cailloux blancs », « à suivre dans le temps de ses pages le livre double. »
Car seul écrire importe. Tracer à travers mots « sa route d’errance », monde ouvert sur le monde. De ce partage naît « la couleur mauve des mots ».
« Il y a enfin de l’eau dans l’eau », écrit Danielle Fournier au terme de son itinéraire.
« je compte aussi sur les rosiers
un livre veut rassembler la terre
les digues aussi et l’horizon ouvert. »
, conclut de son côté Luce Guilbaud.
Et pour nous, cet Iris ondoyant à deux voix : un moment de bonheur.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
Lieu de rencontre : l'écriture, pour Danièle Fournier et Luce Guilbaud. Doux souci l'une de l'autre. Comme une correspondance en poésie. Croquis pris sur le vif, de deux qui s'imaginent et s'attendent et s'entendent. Encre mauve des mots, lumière tendre.
Épaisseur de silence, aussi, dans ces fragments de poèmes que nous goûtons au fil de la lecture attentive et intuitive d'Angèle Paoli.
Pas de deux un peu mélancolique, au long des quatre saisons... Deux cœurs tressaillent et changent le temps enfui en écritures oscillantes. Belles langues fécondées par l'absence et la solitude.
Je pressens un beau recueil à lire lentement...
Rédigé par : christiane | 10 juin 2012 à 19:56