29 juin.
Ce matin, promenade à pied à Kérantec. Les abords de la jetée du petit port très déserts, la plage qui s’étend à gauche toute vide, bordée de dunes couvertes de joncs desséchés. Il y avait gros temps au large, un ciel bas et gris, de fortes lames plombées qui cataractaient sur la plage. Mais entre les jetées étonnait le silence de ces hautes ondulations contre les parois de pierre : de grosses langues pressées et rudes, mais agiles, inquiétantes, sautaient brusques comme une langue de fourmilier lorsque, sans crier gare, elles atteignaient le niveau de la digue et éclataient à l’air libre en gerbe glacée. J’ai déjeuné dans un restaurant désert, isolé au milieu des dunes, le plancher sur pilotis sonnait creux, l’immense salle (la jeunesse du pays doit y danser le dimanche) avec ses guirlandes de drapeaux de papier, lugubres, ses planches de sapin verni, me parlait moins de fêtes que de carré de navire, d’Abri du marin, tout ce qui, si fréquent dans ce pays, porte avec lui (les loges des canots de sauvetage en guise de granges, de celliers le long des rues) ce caractère de nécessité lugubre, avare, administrée, qui endeuille si souvent les paysages de Bretagne.
En revenant par le chemin de la grève, j’ai rencontré des jeunes gens de Kérantec, par deux, qui venaient danser. Sérieux, presque graves – les cheveux des filles volaient dans le grand vent – et eux leurs mains dans leurs poches : il ne fait pas chaud. Un sentier pourtant solitaire. Là-bas on voyait, des dunes surplombant la grève, l’écume voler à chaque décharge de la mer par-dessus la ligne basse du toit du « Retour du Pêcheur ». Un singulier lieu de plaisir. Puis, au milieu de la canonnade sourde des vagues, sous un rayon de soleil passager, on entendit nasiller un disque et – sur la basse inégale du ressac, au milieu de la grande caisse de résonance des nuages et de l’eau – sans trace aucune de vulgarité. Une fille cependant, toute seule, suivait le bord de la grève, à contresens du courant de la fourmilière. Très désœuvrée, lente et nonchalante – se baissant parfois pour ramasser un coquillage, une épave – ou bien regardant vaguement le large, et à ce moment toujours ses mains venaient se poser bêtement sur ses hanches – quelle pensée bien à soi dans cette tête rustique ? Dans les paysages vrais tout autant que dans les tableaux continuent ainsi à m’intriguer ces flâneurs de la méridienne ou du crépuscule, qui dans un angle crachent, lancent un caillou, sautent à cloche-pied ou dénichent un nid de merle, et rembrunissent parfois tout un coin du paysage d’une gesticulation aussi ininterprétable que possible.
Revenu en flânant, j’ai dîné seul – toute la bande straight déjà partie pour le casino.
Quelques pas sur le sable après le dîner. Plage noble, mélancolique et glorieuse, les vitres du front de mer toutes à la fois incendiées par le soleil couchant comme un paquebot qui s’illumine. Ce sable vide, encore chaud, tiède comme une plage de chair et qu’on voudrait fouler, couvrir, souiller naïvement comme elle. Et pourtant l’air est si chaste, si purement froid, si transparent, comme lavé sans cesse par d’invisibles averses. Un doux gargouillis dans une rigole de sable (la marée baisse) travaille à appareiller à la terre ce paysage de déluge, ― bruit presque humain déjà des eaux canalisées, comme la hache du bûcheron qui défriche. J’ai respiré, ah ! quelle gorgée ! Le sable volait légèrement sur les dunes, l’air claquait comme de grandes oriflammes, droites dans le fil du vent, avec ce fouettement félin de la queue. Et vers l’horizon l’affairement de ces vagues pressées, toujours ce branle-bas d’écumes, cette usine d’émeutes, ces embarras de nuages rayés de grains et de soleil, ce train hargneux des houles, cette hâte inépuisable de la mer à l’arrière-plan.
Julien Gracq, Un beau ténébreux [Corti, 1945], in Œuvres complètes, I, Éditions Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade, 1989, pp. 103-104-105 (incipit). Édition établie par Bernhild Boie.
" Le soir commençait à tomber, et j’aimais cette fuite sous la basse voûte des feuilles, d’où pleuvaient les gouttes, où s’étoilait de soleil le sable doux des bas-côtés, dans une lumière de pierre fine — cette fuite qui donne l’idée si nette d’un voyage sans retour. La traversée d’une forêt, je n’ai jamais pu m’imaginer autrement l’approche d’un pays de légende."
J'ai lu j'avais 17 ans... l'âge de Rimbaud... un peu moins que Sagan... depuis j'erre dans la littérature que j'ignore…
Amicizia
Guidu ____
Rédigé par : Guidu | 29 juin 2012 à 16:50
Je l'ai lu bien plus tard, mais avec quel égal appétit ! Gracq for ever.
Rédigé par : VB | 29 juin 2012 à 21:29
N'ayant pas lu ce roman de Gracq je peux donc être dans l'unique souci de ce paysage, noter le travail et la beauté de la langue écrite, sa sensualité - ici mise à distance par sa tonalité un peu lugubre -. J'aime la Bretagne, les sauvageries de la mer et sa solitude, hors saison. Mais dans ces lignes d'écriture, quelque chose d'inquiétant est à l’œuvre. Une sournoiserie des éléments, comme pour enfanter du drame. Celui qui regarde et traverse ce paysage a du noir en lui ou va le rencontrer car ce peintre-en-mots extraordinairement doué, Gracq, commence par les ombres. Les couleurs expriment une hostilité, les métaphores aussi; l'écriture vient après la vue mais la vue est arrimée à un pressentiment d'histoire... tordue. Étrange invisible diffusé par ce paysage et cette promeneuse à l'écart. Rien du ciel sauf "ce rayon de soleil passager"... Hum ! beauté hantée...
Rédigé par : christiane | 30 juin 2012 à 09:00