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Le
28 juin 1712 naît à Genève
Jean-Jacques Rousseau, fils d’Isaac Rousseau, horloger de son métier, et de Suzanne Bernard, nièce d’un pasteur. Jean-Jacques Rousseau ne connaîtra pas sa mère, morte des suites de sa naissance. Rousseau portera tout au long de sa vie et de son œuvre la marque de sa culpabilité. « Je coûtai la vie à ma mère, et ma naissance fut le premier de mes malheurs », écrira-t-il plus tard dans le Livre I des
Confessions.
Au cours des derniers mois de sa vie, à partir d’octobre 1776, Rousseau compose Les Rêveries du promeneur solitaire, travail qu’il poursuit jusqu’en avril 1778. Le même mois, Rousseau confie à Moultou, son exécuteur testamentaire, divers manuscrits, dont une copie du « manuscrit de Genève », autrement dit ses Confessions. Installé à Ermenonville chez le marquis de Girardin, Rousseau meurt deux mois plus tard, le 2 juillet 1778. Les Rêveries du promeneur solitaire, ouvrage autobiographique, sont publiés à Genève en 1782 en même temps que la première partie des Confessions. Construites sur la discontinuité des rêveries, ces dix « Promenades », véritables poèmes en prose, fondent le songe comme expérience existentielle.
Au cours de la Troisième Promenade, Rousseau, se replaçant dans le cadre de son enfance et de l’éducation qui fut la sienne, examine les influences qui ont marqué son sentiment religieux. Il refait ainsi le chemin qui l’a conduit à écrire La Profession de foi du vicaire savoyard.
TROISIÈME PROMENADE
(Extrait)
Né dans une famille où régnaient les mœurs et la piété ; élevé ensuite avec douceur chez un ministre plein de sagesse et de religion, j’avais reçu dès ma plus tendre enfance des principes, des maximes, d’autres diraient des préjugés, qui ne m’ont jamais tout à fait abandonné. Enfant encore et livré à moi-même, alléché par des caresses, séduit par la vanité, leurré par l’espérance, forcé par la nécessité, je me fis catholique, mais je demeurai toujours chrétien, et bientôt gagné par l’habitude mon cœur s’attacha sincèrement à ma nouvelle religion. Les instructions, les exemples de madame de Warens m’affermirent dans cet attachement. La solitude champêtre où j’ai passé la fleur de ma jeunesse, l’étude des bons livres à laquelle je me livrai tout entier, renforcèrent auprès d’elle mes dispositions naturelles aux sentiments affectueux, et me rendirent dévot presque à la manière de Fénelon. La méditation dans la retraite, l’étude de la nature, la contemplation de l’univers, forcent un solitaire à s’élancer incessamment vers l’auteur des choses et à chercher avec une douce inquiétude la fin de tout ce qu’il voit et la cause de tout ce qu’il sent. Lorsque ma destinée me rejeta dans le torrent du monde je n’y retrouvai plus rien qui pût flatter un moment mon cœur. Le regret de mes doux loisirs me suivit partout et jeta l’indifférence et le dégoût sur tout ce qui pouvait se trouver à ma portée, propre à mener à la fortune et aux honneurs. Incertain dans mes inquiets désirs, j’espérai peu, j’obtins moins, et je sentis dans des lueurs même de prospérité que quand j’aurais obtenu tout ce que je croyais chercher je n’y aurais point trouvé ce bonheur dont mon cœur était avide sans en savoir démêler l’objet. Ainsi tout contribuait à détacher mes affections de ce monde, même avant les malheurs qui devaient m’y rendre tout à fait étranger. Je parvins jusqu’à l'âge de quarante ans, flottant entre l’indigence et la fortune, entre la sagesse et l’égarement, plein de vices d’habitude sans aucun mauvais penchant dans le cœur, vivant au hasard sans principes bien décidés par ma raison, et distrait sur mes devoirs sans les mépriser, mais souvent sans les bien connaître.
Dès ma jeunesse j’avais fixé cette époque de quarante ans comme le terme de mes efforts pour parvenir et celui de mes prétentions en tout genre. Bien résolu, dès cet âge atteint et dans quelque situation que je fusse, de ne plus me débattre pour en sortir et de passer le reste de mes jours à vivre au jour la journée sans plus m’occuper de l’avenir. Le moment venu, j’exécutai ce projet sans peine et quoique alors ma fortune semblât vouloir prendre une assiette plus fixe, j’y renonçai non seulement sans regret mais avec un plaisir véritable. En me délivrant de tous ces leurres, de toutes ces vaines espérances, je me livrai pleinement à l’incurie et au repos d’esprit qui fit toujours mon goût le plus dominant et mon penchant le plus durable. Je quittai le monde et ses pompes, je renonçai à toutes parures ; plus d’épée, plus de montre, plus de bas blancs, de dorure, de coiffure, une perruque toute simple, un bon gros habit de drap, et mieux que tout cela, je déracinai de mon cœur les cupidités et les convoitises qui donnent du prix à tout ce que je quittais. Je renonçai à la place que j’occupais alors, pour laquelle je n’étais nullement propre, et je me mis à copier de la musique à tant la page, occupation pour laquelle j’avais eu toujours un goût décidé.
Je ne bornai pas ma réforme aux choses extérieures. Je sentis que celle-là même en exigeait une autre, plus pénible sans doute mais plus nécessaire, dans les opinions, et résolu de n’en pas faire à deux fois, j’entrepris de soumettre mon intérieur à un examen sévère qui le réglât pour le reste de ma vie tel que je voulais le trouver à ma mort.
Une grande révolution qui venait de se faire en moi, un autre monde moral qui se dévoilait à mes regards, les insensés jugements des hommes dont sans prévoir encore combien j’en serais la victime je commençais à sentir l’absurdité, le besoin toujours croissant d’un autre bien que la gloriole littéraire dont à peine la vapeur m’avait atteint que j’en étais déjà dégoûté, le désir enfin de tracer pour le reste de ma carrière une route moins incertaine que celle dans laquelle j’en venais de passer la plus belle moitié, tout m’obligeait à cette grande revue dont je sentais depuis longtemps le besoin. Je l’entrepris donc et je ne négligeai rien de ce qui dépendait de moi pour bien exécuter cette entreprise.
C’est de cette époque que je puis dater mon entier renoncement au monde et ce goût vif pour la solitude qui ne m’a plus quitté depuis ce temps-là. L’ouvrage que j’entreprenais ne pouvait s’exécuter que dans une retraite absolue ; il demandait de longues et paisibles méditations que le tumulte de la société ne souffre pas. Cela me força de prendre pour un temps une autre manière de vivre dont ensuite je me trouvai si bien que, ne l’ayant interrompue depuis lors que par force et pour peu d’instants, je l’ai reprise de tout mon cœur et m’y suis borné sans peine aussitôt que je l’ai pu, et quand ensuite les hommes m’ont réduit à vivre seul, j’ai trouvé qu’en me séquestrant pour me rendre misérable, ils avaient plus fait pour mon bonheur que je n’avais su faire moi-même.
Je me livrai au travail que j’avais entrepris avec un zèle proportionné, et à l’importance de la chose, et au besoin que je sentais en avoir. Je vivais alors avec des philosophes modernes qui ne ressemblaient guère aux anciens. Au lieu de lever mes doutes et de fixer mes irrésolutions, ils avaient ébranlé toutes les certitudes que je croyais avoir sur les points qu’il m’importait le plus de connaître : car ardents missionnaires d’athéisme et très impérieux dogmatiques, ils n’enduraient point sans colère que sur quelque point que ce pût être on osât penser autrement qu’eux. Je m’étais défendu souvent assez faiblement par haine pour la dispute et par peu de talent pour la soutenir ; mais jamais je n’adoptai leur désolante doctrine, et cette résistance à des hommes aussi intolérants, qui d’ailleurs avaient leurs vues, ne fut pas une des moindres causes qui attisèrent leur animosité.
Ils ne m’avaient pas persuadé mais ils m’avaient inquiété. Leurs arguments m’avaient ébranlé sans m’avoir jamais convaincu ; je n’y trouvais point de bonne réponse mais je sentais qu’il y en devait avoir. Je m’accusais moins d’erreur que d’ineptie, et mon cœur leur répondait mieux que ma raison. […]
Jean-Jacques Rousseau, « Troisième promenade », Les Rêveries du promeneur solitaire, Flammarion, Collection GF-Flammarion, 1964, pp. 50-51-52-53. Chronologie et préface par Jacques Voisine.
Ces Promenades où Rousseau laissa venir aux mots tant de vérité, d'affectivité ; ce qui bouleversera le conformisme de l'époque et le rejet de ses livres. L'incompréhension de sa tentative de s'y dire intimement l'obligea à une retraite mélancolique, loin des hommes. S'isoler et en même temps assumer son lien au monde par l'écriture, témoigner. Il y affronta les monstres des philosophes : l'enfance, le corps, la sensualité.
Échec apparent.
Aujourd'hui la modernité de son écriture est reconnue.
Éternelle impasse du retour à soi, exploration tâtonnante de la conscience en proie au temps. L'inconscient devait être confessé et déclaré. Il l'a écrit, au fil de ses marches, avant de savoir ce qu'il avait à dire. Une écriture transgressant l'interdit de tout dévoiler.
Dans Le Contrat social (troisième livre, chapitre 12), il ose découvrir son rapport à la norme:
"Les bornes du possible dans les choses morales sont moins étroites que nous ne pensons : ce sont nos faiblesses, nos vices, nos préjugés qui les rétrécissent."
Un très grand philosophe en avance sur son temps...
Rédigé par : christiane | 29 juin 2012 à 10:42