![Casa Piccioni, Pino Casa Piccioni, Pino](https://terresdefemmes.blogs.com/.a/6a00d8345167db69e201676768dd5b970b-350wi) La Casa Piccioni à Pino
Ph. angèlepaoli
[EXCURSION À PINO DANS LE CAP CORSE]
Le 14 juin 1870, j’ai eu le plaisir d’accompagner M. Piccioni, maire de Bastia, dans une excursion charmante à sa maison de campagne à Pino (Cap Corse). Ce promontoire que les Latins nommaient Sacrum Promontarium, fut, dit-on, le berceau du christianisme […]
Laissant les chevaux de ville de M. Piccioni à Santa Severa, nous continuâmes notre voyage avec deux de ces petits chevaux fougueux du pays qui, après quelques instants de réticence et élevés sur leurs jambes de derrière, partirent au galop, nous laissant à peine le temps d’admirer les alentours délicieux de cette belle vallée. Une fois au sommet du col de Sainte-Lucie, sous [ la tour de] Sénèque, notre descente ne fut rien moins, pour ainsi dire, qu’une course à vol d’oiseau. Toute cette route admirable traverse les terres de mon compagnon de voyage ; elle fut ouverte à ses frais ; on aurait de la peine à imaginer les points de vue charmants qui se déroulent devant vous en s’approchant de Pino, grand village composé de maisons de paysans et de luxe, produit de fortunes faites aux Antilles, au Mexique, au Brésil, etc., le tout mélangé d’oliviers, d’amandiers, de rochers et d’une grande église avec campanile, et de vieilles tours sarrasines, appuyées, pour ainsi dire, contre le bleu de la mer.
La maison des ancêtres de mon hôte, passant de père en fils depuis plus de quatre siècles, ressemblait singulièrement à un vieux château d’Écosse ; on aurait dit, en effet, une de ces tours ou forteresses des anciens temps, destinées à la protection des rivages contre les barbares. Sa construction est de forme carrée, avec créneaux, très grande et solidement bâtie avec beaucoup d’augmentations modernes à l’extérieur ; à l’intérieur, tout le confort et le luxe que l’on puisse désirer. Son grand et bel escalier conduit à une suite de chambres ravissantes, surtout celle de la plus ancienne partie de la tour, qui est une belle salle carrée, avec vue exquise de trois côtés : celle sur la mer surtout me restera longtemps gravée dans la mémoire. L’écume blanche des vagues ondoyant les rochers, qui malgré leur rapprochement apparent étaient cependant éloignés de plus d’un mille, causait un charme indescriptible. L’église, un couvent, une autre vieille tour bien conservée, ainsi qu’une belle maison de campagne habitée par le frère de M. Piccioni, le propriétaire du beau château que j’ai remarqué à Île-Rousse en 1868, venaient encore s’ajouter aux délices de ce charmant tableau.
Le lendemain, à quatre heures du matin, nous partîmes en voiture par un autre des chemins ouverts par mon hôte […] De chaque côté de la route, on voyait des restes de terrasses où, il y a près de deux siècles, on cultivait la vigne, tandis qu’aujourd’hui, les meilleures terres sont occupées par des macchie et de jeunes chênes. Je suis persuadée que, sous la direction énergique du propriétaire, ces terres ne tarderont pas à être rendues à leur culture d’autrefois, pour lesquelles il organise, toutes les saisons, des ouvrages solides. C’est un vrai patriote et un patriote auquel la prospérité de son pays lui est bien chère.
Notre route côtoyait la montagne avec une vue de la mer de toute beauté, et jusqu’à ce que la Monte Minerbio vous la cache, pour reparaître sous peu avec un panorama magnifique de ce côté de l’Île. Le chemin n’étant plus carrossable, nous continuâmes à pied, pour jouir encore de cette vue splendide. [...]
Pino, comme presque tous les villages corses, est composé, non de maisons entassées l’une sur l’autre, mais s’élevant pour la plupart isolément, parmi de grands arbres, d’énormes rochers, et ordinairement un petit ruisseau limpide coulant de la montagne à côté du chemin. À la fraîcheur du soir, nous avons fait visite à M. Sébastien Piccioni ; le sentier qui y conduisait, bien que ce fût un véritable casse-cou, sera bientôt converti en chemin carrossable, traversant des terrasses parsemées d’oliviers. […]
Notre retour au château de Pino s’effectua avec la vitesse accoutumée de ces intrépides petits chevaux corses. Et ces chevaux sont inconnus en Angleterre ! Vraiment mes compatriotes sont bien à plaindre. […]
Thomasina M.A.E. Campbell, Notes sur l’île de Corse en 1868 : dédiées à ceux qui sont à la recherche de la santé et du plaisir, Imprimerie J. Pompeani et Lluis, Ajaccio, 1872, pp. 195-201 [reprint Hachette Livre | BnF]
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NOTE : née vers 1800 au « château de Moniack » en Écosse et décédée à Genève en 1888, Miss Thomasina Mary Ann Elisa Campbell visite la Corse à quatre reprises à partir de 1868. Dans ces Notes on the Island of Corsica, publiées pour la première fois à Londres en 1868, Miss Campbell donne « une description de presque tous les villages de Corse et de quasiment tous les itinéraires possibles à la fin du Second Empire ». Ce texte, rédigé sur place, a été progressivement enrichi par Miss Campbell au cours des années 1869-1871, avant d’être traduit en français et publié à Ajaccio en 1872.
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J'ai traversé, un jour, ces terres et suivi ce rivage. ce qui est évoqué dans ce très beau texte par Mary Ann Elisa Campbell est très juste. Ces tours carrées, ces vieux murs et la mer sauvage qui bat inlassablement les rochers, ces chemins disparaissant dans le maquis odorant font du promeneur un être de mémoire, même s'il n'est pas corse. Il suffit alors de croiser le regard des habitants farouche, fier et doux pour sentir la transmission d'une Histoire souvent méconnue. Le livre passionnant, Les Romans de la Corse - écrit par Angèle et Paul-François Paoli et paru le 7/06/2012 aux éditions du Rocher - permet d'explorer ces paysages, ces terres et ces rivages,cette Histoire, autrement. Cette île est un mystère, une belle mémoire méconnue. Parfois, écoutant les hommes la chanter avec ces polyphonies sombres, j'entends la forteresse, les pressoirs et le vent dans les oliviers. J'entends aussi la mer et les flammes de l'âtre. Sortilège... Kallisté...
Rédigé par : christiane | 14 juin 2012 à 08:42