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DE L’UTOPIE À LA RÉALITÉ
Par où commencer ? C’est peut-être la question première que Marie Ferranti a pu se poser au moment de se lancer avec conviction dans le récit foisonnant et redoutable d’
Une haine de Corse. Véritable
topos littéraire, l’Avertissement au lecteur est ce commencement. Dans ce texte/prétexte qui précède l’entrée
in medias res de « l’histoire » proprement dite, les termes d’« invention », « histoire »/« Histoire », « épopée », « roman », « conte » courent sous la plume de Marie Ferranti, chacun dans un contexte particulier.
Dès l’Avertissement au lecteur, Marie Ferranti brouille les pistes et jongle avec toute la gamme des genres littéraires dont elle dispose. Gageons que les esprits cartésiens, amateurs d’un penser-classer clairement établi – l’Histoire d’un côté, la Littérature de l’autre ―, y perdront leur latin. Mais quelle importance si le livre emporte ailleurs son lecteur, s’il l’attire à lui et le conduit d’un bout à l’autre de l’ouvrage sans le décevoir ni aucunement fléchir ? Une haine de Corse se lit d’une seule traite.
Pourtant, une fois le livre refermé sur son histoire, la question du genre persiste à s’imposer, inévitablement. À quel genre littéraire le récit Une haine de Corse appartient-il donc ? S’agit-il d’une œuvre romanesque ou d’un livre d’histoire ? Si l’on en croit l’auteure de ce récit, ni tout à fait l’un ni tout à fait l’autre. Ou encore les deux ensemble. Un roman historique alors ? L’historicité du récit ― dates, personnages, événements, pactes et coalitions, guerres et conflits ― ne fait aucun doute. Il serait vain de vouloir en contester la véracité et l’exactitude. « Rien n’est inventé », affirme Marie Ferranti. Cependant, l’écrivain ― qui définit avec bonne foi son ouvrage comme « un livre d’amateur » (amateur d’histoires à raconter et d’une Histoire dans laquelle s’immerger) ― intervient, affirme ses points de vue, donne la parole à sa mère et aux souvenirs littéraires que cette parole fait renaître, laissant s’exprimer ainsi une part de subjectivité et d’affect prétendument contraires au souci obligé d’objectivité historique. Pour autant, il ne s’agit nullement d’une Histoire de ma vie « à la manière de » George Sand.
Pour ce qui est de la question du roman, celle-ci est beaucoup plus complexe. Le sous-titre d’Une haine de Corse : « Histoire véridique de Napoléon Bonaparte et de Charles-André Pozzo di Borgo », semble démentir l’appartenance de ce récit à la catégorie du « roman». À moins qu’il ne s’agisse là d’une « posture » de l’auteure destinée à anesthésier la méfiance du lecteur à l’égard d’un genre littéraire qui a du mal à renaître de ses cendres, tout en entraînant ce lecteur malgré lui dans les dédales inexplorés d’un univers et d’une écriture. Un labyrinthe d’écrivain. Un vrai ! « La littérature est aussi un jeu », écrit Marie Ferranti dans ce même Avertissement au lecteur. Subtil jeu de miroirs dont l’auteure d’Une haine de Corse se montre tout à la fois et friande et experte.
Cependant, j’avais gardé le souvenir que de nombreuses fictions des siècles passés arboraient le sous-titre d’« Histoire véridique » ou ― à défaut ― d’« Histoire véritable », afin de détourner le lecteur des mirages du romanesque et de le convaincre de la supériorité de la véracité du récit sur ses qualités d’inventivité. Or, mises à part une Histoire véritable de Montesquieu et des « histoires véridiques, anecdotiques et galantes » de la Chronique bonapartiste scandaleuse de Pierre Silex (éditée à Bruxelles en 1871), nulle part, au cours de mes recherches, je n’ai retrouvé trace de ce sous-titre, au point que j’en suis venue à me demander si je n’étais pas moi-même au cœur d’un mirage littéraire. Mais, ne serait-ce que parce que je nourris pour les labyrinthes une passion similaire à celle de l’auteure, j’ai volontiers accepté de me laisser séduire par « cette histoire extraordinaire » qu’est le dernier ouvrage de Marie Ferranti. Quoi qu’il en soit, Marie Ferranti ne cède en rien à la tentation du « romanesque », banni de son « histoire ». Et si roman il y a, ce roman a à voir avec la réalité. Il est « temps de briser l’enchantement et de revenir à la réalité, je veux dire au roman », écrit l’auteure dans les dernières lignes de son ouvrage. « Acta est fabula » [« La pièce est finie »], conclut sa mère en écho. Place à la réalité.
Une haine de Corse. Le titre est énigmatique, qui met l’accent sur un sentiment violent qui s’origine dans l’île de Corse. Le sous-titre, « Histoire véridique de Napoléon Bonaparte et de Charles-André Pozzo di Borgo », éclaire le titre lui-même. Il l’élargit et le parachève. Il pointe d’emblée les deux protagonistes en présence dans cette « histoire » et, comme dans un jeu de construction ou de combinatoires, l’on comprend spontanément que le lien qui unit les deux « héros » corses est celui d’une inimicizia réelle, véritable, authentique. Une inimitié lointaine, profonde et terriblement tenace. Implicitement, suffisamment importante pour conduire un écrivain à en nourrir le sujet d’un récit de 350 pages. Ce qui surprend le lecteur profane, c’est que sont mis sur le même plan ― un même pied d’égalité ― deux personnages historiques inégalement célèbres. En effet, si chacun connaît le nom de Napoléon Bonaparte, il est à parier que peu nombreux sont les lecteurs qui connaissent celui de Charles-André Pozzo di Borgo. Encore moins nombreux ceux capables de pouvoir dire de quelle nature fut son action et en quoi elle le rendit célèbre. En quoi l’histoire de cette haine partagée rejoint-elle la grande Histoire ? Par quelles stratégies et par quels rouages l’histoire personnelle de ces deux hommes conduit-elle à l’Histoire ? Il faut lire Une haine de Corse pour le découvrir. Il faut suivre Marie Ferranti dans les méandres de l’Histoire. Qui commence ― par-delà les enfances de Pozzo di Borgo et de Napoléon Bonaparte ― avec la prise en main par Pascal Paoli de l’Histoire de la Corse, se poursuit avec la Révolution française, l’arrivée de Bonaparte au pouvoir, les conquêtes qui font trembler l’Europe et conduisent Napoléon à la défaite. Puis de là, à la chute vertigineuse de l’Empire et à l’exil final de l’Empereur. À sa mort, pour finir, survenue le 5 mai 1821, dans l’île perdue et hostile de Sainte-Hélène. De 1684 à 1860, le récit couvre une vaste période de plus de 150 ans.
C’est à Talleyrand, diplomate français et Prince de Bénévent, et à ses Mémoires, que Marie Ferranti emprunte le titre de son ouvrage :
« M. Pozzo di Borgo, écrit Talleyrand, est un homme de beaucoup d’esprit, aussi Français que Bonaparte, contre lequel il nourrissait une haine qui avait été la passion unique de sa vie, haine de Corse. »
Haine qui plonge ses racines dans l’enfance ajaccienne des deux jeunes garçons, plus tenace chez Pozzo di Borgo que chez Napoléon qui a parfois tendance à oublier ou à minimiser ce sentiment furieux qu’ils continuent de nourrir l’un envers l’autre. Toujours est-il que Pozzo di Borgo poursuivra sans faiblir son compatriote de sa haine, s’exerçant dans ses jeux d’alliances à trouver les souverains et les puissants susceptibles de venir à bout du terrible rival. Longtemps après la mort de l’Empereur, Pozzo semble « encore soumis à l’étrange pouvoir de fascination » que celui-ci « avait toujours exercé sur lui. »
Et la littérature dans tout cela ? La littérature est omniprésente et elle a le beau rôle. Des exergues sous lesquels sont placés les différents chapitres aux références qui émaillent le texte comme autant de scrupules semés par l’auteure, tout confirme l’ancrage d’Une haine de Corse dans le domaine choisi de la littérature. En dehors des mémorialistes et des historiens ― de Las Cases, pour le Mémorial de Sainte-Hélène, la comtesse de Boigne, la duchesse de Tourzel, Madame Campan, Boswell, Rousseau, Mme de Staël, Talleyrand... aux historiens contemporains de la Corse, abondamment consultés ―, nombreux sont les écrivains prestigieux sur lesquels Marie Ferranti s’appuie pour étayer son propos. De Virgile à Chateaubriand en passant par Hugo et Stendhal (dont Julien Sorel, héros du roman Le Rouge et le Noir, dévore, au grand dam de son père, les pages incandescentes du Mémorial de Sainte-Hélène). Pour ce qui est de la référence à Michel Foucault, c’est sur une citation tirée des Hétérotopies que s’ouvre le premier des dix chapitres qui composent Une haine de Corse, « Le Jardin des Milelli ». L’exergue de Foucault ― qui voit dans le jardin un lieu d’utopie propice à la création romanesque ― aboutit à cette étrange et séduisante équivalence : « L’activité romanesque est une activité jardinière. » Définition qui nous renvoie aux réflexions déjà engagées un peu plus haut. C’est bien dans le jardin des Milelli, maison de campagne des Bonaparte, que Pozzo di Borgo et Napoléon ressassent ensemble, des après-midi entières, le projet de constitution élaboré pour la Corse par Rousseau (Le Contrat social) et resté inachevé. Dans le même temps, les deux jeunes gens construisent leur inimitié sur fond de rivalité : « Ils ne doutaient pas qu’ils réussiraient, mais ils étaient certains de ne pouvoir réussir ensemble. L’un des deux devrait s’effacer. »
L’une des plus belles pages d’Une haine de Corse, c’est dans le chapitre VII, « Waterloo », que je l’ai trouvée. Une belle page de littérature, personnelle et juste, née du dialogue émouvant de Marie Ferranti avec sa mère, et du souvenir, chez l’enfant, des vers célèbres de Victor Hugo. « Longtemps, Waterloo n’évoqua pour moi qu’une “morne plaine” et la neige ; deux choses à peu près inimaginables pour une enfant de sept ou huit ans, qui vit au bord de la mer, dans une île de Méditerranée. » Une « morne plaine » sans doute, qui portait pourtant avec elle toute la magie de nos enfances.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
J'entre sur la pointe des pieds et comme je ne sais que dire devant tant de fougue et de talent de Marie Ferranti et d'Angèle Paoli, je passe la parole à un ami discret et philosophe : Marie-Jean Vinciguerra. J'ouvre à nouveau ce merveilleux livre, mémoire d'une si belle rencontre à Bastia, et humblement je copie quelques lignes de Chroniques littéraires (éditées par Alain Piazzola).
"... une étoile à la pléiade des écrivains corses de langue française qui révèlent, au-delà des secrets, du malheur et de la finitude d'un territoire en exil, le sens de l'île comme métaphore, le défi de l'homme à la mort, à la mort même de sa mémoire, par l'écriture d'une langue nouvelle superbement conquise.(...)
... théâtre d'ombres et de lumières d'une île fabuleuse, les silhouettes de femmes royales, gardiennes silencieuses de nos légendes.(...)
Laissez-vous envoûter par ces fables plus vraies que les figures marquées de tristesse qui naguère se sont penchées sur nos berceaux. Qu'un vent léger emporte vers la mer les chapeaux de deuil et les voilettes de la mélancolie, qu'il nous redonne le goût de vivre !..."
Fragment d'un billet destiné à louer le livre de Jean-Noël Pancrazi : L'heure des adieux ( pages 267 et suivantes) qui me paraît pouvoir aussi faire écho à ce livre Une haine de Corse de Marie Ferranti et à cette note de lecture d'Angèle Paoli.
Rédigé par : christiane | 11 mai 2012 à 11:05
Chère Angèle, pour information : http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/caief_0571-5865_1966_num_18_1_2306
Ce n'était pas un mirage!
Bien chaleureusement
Rédigé par : émilie délivré | 11 mai 2012 à 22:57