Éric Pesty Éditeur, 2011.
Traduit de l’anglais par Anne-Marie Albiach.
Lecture de Tristan Hordé
Le poète américain Louis Zukofsky (1904-1978) est réputé avoir inventé en anglais le mot “objectivist” pour définir sa poésie et celle de quelques poètes qu’il appréciait, notamment Carl Rakosi, Charles Reznikoff et George Oppen 1 ; longtemps ignorés aux États-Unis, ces poètes ont été introduits en France en 1968 grâce à Serge Fauchereau 2 (on lira sur ces poètes, qui n’ont jamais formé un groupe, le numéro spécial que leur a consacré le n° 578-579 de la revue Europe en juin-juillet 1977). Que signifiait l’objectivisme pour Zukofsky dans les années 1930 ? Le poème (“A Poem of a Life”, pour reprendre la formule de Zukofsky) devait permettre de restituer quelque chose du monde, avoir pour matériaux le concret de la vie quotidienne, la ville, le travail. Cette position vis-à-vis des contenus avait déjà été exprimée, notamment par Ezra Pound qui, dans ses Cantos, introduisait largement l’histoire événementielle, ou par William Carlos Williams, deux aînés auquel se référait Zukofsky — que Pound aida à être publié. Les 24 parties de A — “A”, première lettre de l’alphabet, de l’entrée dans la langue, et “Z” son dernier élément — sont hétérogènes. L’ensemble, commencé en 1928, interrompu, repris avec des thèmes très différents, ne sera achevé qu’en 1974. A 9 (première partie) [“A” 9 (First Half)] a été édité par Zukofsky et son épouse (Celia Thaew) en 1940 à 55 exemplaires. Il est intéressant de noter que le poème était accompagné des matériaux qui avaient servi à divers degrés à sa construction : larges citations des sections I à IV (chapitres I à XV) du Premier Livre du Capital de Marx ; concepts de physique quantique ; traductions (deux d’Ezra Pound, une de Jerry Reisman et une de L. Z.) de Donna me prega de Cavalcanti (v. 1250-1300), aîné et ami de Dante ; un commentaire sur la forme du poème. La traduction d’Anne-Marie Albiach a d’abord paru en 1970 dans le douzième et dernier numéro de la revue Siècle à mains (qu’elle avait créée avec Claude Royet-Journoud et Michel Couturier), puis à nouveau dans le n° 13-14 d’Argile (printemps-été 1977) et dans Vingt poètes américains (Jacques Roubaud et Michel Deguy éd., Gallimard, Collection Du monde entier, 1980). Elle a été heureusement republiée en 2011 dans la collection « agrafée » d’Eric Pesty Éditeur. A 8 (1935) suivait une lecture attentive de Marx, entreprise après la crise de 1929 : de là, il s’agissait pour Zukofsky de définir l’art, à partir de l’œuvre de Bach, comme une forme de travail aboutissant à une valeur d’usage. A 9 (première partie) se situe dans la suite de cette réflexion matérialiste. Zukofsky s’est donné pour ambition d’écrire un poème sur la théorie de la valeur de Marx. Non pas pour l’exposer dans le détail, mais pour en dégager ce qui apparaît comme un des fondements de l’économie politique. Une marchandise a une valeur d’usage et une valeur d’échange ; devenue objet d’échange, elle acquiert un caractère social : le travail fourni pour la fabriquer prend, indépendamment des conditions de production, une valeur abstraite sous la forme de l’argent ; le salarié vend sa force de travail, qui crée une valeur supérieure à ce qu’il reçoit du capitaliste et ce surplus, la plus-value, constitue le profit. Cette plus-value, obtenue par l’exploitation de la force de travail est communément « invisible » et les hommes sont esclaves de leur propre production. Le rétablissement d’une relation à autrui est le thème de la seconde partie de A 9, liée à la poésie de Calvacanti. Si Zukofsky le cite dans ses matériaux, et précisément la canzone XXVII, Donna me prega, c’est que cette chanson représente un « aboutissement », « la synthèse » de la recherche du poète italien qui donne « un sens nouveau à la poésie amoureuse traditionnelle » 3. Cavalcanti est en même temps un modèle pour la forme du poème : dire le dépassement des contraintes idéologiques pour satisfaire des besoins humains dans la réalité collective, cela passe pour Zukofsky par la reprise de la structure (cinq strophes de quatorze vers suivies d’un envoi) de Donna me prega, parce qu’il est exclu de séparer forme et fond. Anne-Marie Albiach restitue d’un bout à l’autre du texte le caractère abstrait de A 9 (première partie), l’abstraction étant un outil nécessaire pour aborder la question de la plus-value — ce qui rend difficile la citation d’extraits. En même temps, elle a choisi de conserver le complexe jeu des rimes, par exemple pour les premiers vers de l’incipit : Un élan vers l’action propose une semblance De choses données en équité de dosages, La mesure tout usage est temps glacial en son effort Dans lequel l’abstraction et ses choses ne gardent nulle ressemblance Quant aux produits conçus ; inclus tous apanages Cachent leur utilité de nature à un sien voisin ou l’un des leurs. Dès lors Étaient-elles les choses auraient-ils pu dire ces mots : La lumière est Telle la nuit est telle nous quand nous rencontrons nos mentors L’usage à peine interfère au cours de leurs échanges Achetées à fin de vente les choses, notre dosage fait le change ; [...] An impulse to action sings of a semblance Of things related as equated values, The measure all use is time congealed labor In which abstraction things keep no resemblance To goods created ; integrated all hues Hide their natural use to one or one’s neighbor. So that were the things they could say: Light is Like night is like us when we meet our mentors Use hardly enters into their exchanges, Bought to be sold things, our value arranges; [...] Ce pari difficile de donner en français un équivalent de la langue poétique complexe de Zukofsky suppose que le lecteur ait une idée précise des analyses de Marx et qu’il lise ‘valeur’ pour ‘dosages’, ‘marchandises’ pour ‘produits’, ‘travail’ pour ‘effort’ — mais la lecture de l’anglais exige aussi du lecteur d’être actif. Il faut maintenant souhaiter que le second volet de A 9, qui propose de dépasser l’aliénation exposée dans la première partie, soit aussi publié avec le même soin éditorial et les mêmes exigences typographiques (composition et impression à Corbières sur les presses typographiques de Harpo &) que dans la présente édition. Tristan Hordé D.R. Texte Tristan Hordé pour Terres de femmes _______________ 1 George Oppen a été récemment traduit par Yves di Manno : George Oppen, Poésie complète, José Corti, 2011. 2 Serge Fauchereau, Lecture de la poésie américaine, éditions de Minuit, 1968 ; rééd. Somogy, 1998. 3 Danièle Robert, dans Guido Cavalcanti, Rime, éditions vagabonde, 2012, pp. 24-25. Traduit de l’italien, présenté et annoté par Danièle Robert. |
LOUIS ZUKOFSKY Ph. : Ann Charters (1970) Source ■ Louis Zukofsky sur Terres de femmes ▼ → 23 janvier 1904 | Naissance de Louis Zukofsky ■ Voir aussi ▼ → (sur le blog de La Quinzaine littéraire) Louis Zukofsky, « A » par Yves di Manno → (sur le site d’Éric Pesty Éditeur) la page consacrée à Louis Zukofsky → (sur le site d’Éric Pesty Éditeur) la page consacrée à Anne-Marie Albiach → (sur Poetry @ Suite 101) An Introduction to Louis Zukofsky's "A"-9 → (sur Terres de femmes) Guido Cavalcanti | Danièle Robert, XI canzone di una stanza → (sur Terres de femmes) George Oppen | Animula (extrait de Poésie complète, Éditions José Corti, 2011. Traduit par Yves di Manno) → (sur Terres de femmes) George Oppen | O Western Wind (extrait de Poésie complète, Éditions José Corti, 2011. Traduit par Yves di Manno) → (sur Terres de femmes) Anne-Marie Albiach | la voix distincte (+ bibliographie) |
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