Ph., G.AdC
# UNE JUBILATION DE « JOIE NOIRE » #
« Juliau n’est naturel que si je me tais
ni ne le regarde
naturel par insensibilité », écrit Nicolas Pesquès dans les dernières pages de J10.
Pourtant, à lire le dernier recueil de Nicolas Pesquès, La Face nord de Juliau, huit, neuf, dix ― quatre livres en un volume de deux cent quatorze pages ―, il semble que la colline ― son jaune, ses genêts, son animalité ― poursuit son travail de creusement dans la sensibilité du poète. Sans épuisement de l’écriture.
Ainsi la colline de Juliau tiendra-t-elle toujours son alter ego dans sa tenaille ; et toujours Nicolas Pesquès poursuivra son chant dans la paille jaune de Juliau. Rien jamais, ni la souffrance ni le jouir, ne pourra détourner le poète de la colline originelle. Paradoxe de la colline toujours présente au plus fort de l’absence, dans cette tension à double tranchant, double entrée prise entre nécessité de s’éloigner et appel du jouir. Paradoxe aussi de l’écriture qui tient dans la même tension à double tranchant entre le fait qu’elle ne convient pas, qu’elle est inapte à dire « J », et qu’elle est pourtant inéludable.
« Le langage n’étant plus que ce qui creuse sans convenir », il faudrait chercher autre chose, un au-delà des mots, « quelque chose qui ne dépendrait pas du langage ? » Peut-être la couleur ? Mais que peut « la vénérable » ? La réponse est peut-être dans l’érotisation de la colline :
« jaune de j bandé
jus de genêt »
Reprendre avec Nicolas Pesquès la « descension » de Juliau, face nord, c’est renouer avec « l’énigme intime » du poète et, avec lui, reprendre « l’essai d’écre » interrompu par le temps de la séparation dévolu à l’écriture.
Ultime volet du Juliau de Pesquès, La Face nord de Juliau huit, neuf, dix s’étend sur deux années, de 2006 à 2007. Partie la plus importante de l’ouvrage, J10 occupe 9 chapitres, répartis en deux temps. Les quatre premiers chapitres se déroulent sur deux saisons, de novembre 2006 à août 2007. La suite de J10 ― cinq chapitres ― de septembre à décembre 2007. Quant à J8, deux mois à peine lui sont consacrés ― février-mars 2006 ― ; et un été (2006) suffit à couvrir les trente-deux pages de « l’essai d’écre » de J9.
D’une saison à l’autre, Juliau veille, à l’affût, et tient le poète au collet. Si trop s’éloigne de la colline, Juliau le rappelle à lui. Avec « son jaune tectonique coulissant » et son « j » de jouir. Écrire Juliau comme, pour Cézanne, peindre la Sainte-Victoire. « J » de Juliau, comme jaune genêt est un chant chamanique, repris, séparé de la scission de la couleur d’avec la colline. Toujours recommencé pour « d’autres approches, d’autres contagions ». Dans quelle faille « d’écre » l’écriture s’est-elle glissée entre J10 et J8-J9 qui le précèdent ? Quel nouveau réseau d’écriture la « descension » a-t-elle suscité chez le poète ? « j’ai voulu en avoir le cœur net », conclut le poète à la fin de son ouvrage.
C’est sur la séparation définitive que s’ouvre le premier chant de J8. Mort de Juliau, ou peut-être mort de la mère ?
« Comme si elle était
là, devant,
le 2 septembre
debout et morte »
…
J8 commence dans le désordre du désespoir et du rejet
« gale du chêne
jaune émétique
mère défaite »
La douleur de la séparation se lit jusque dans la ponctuation adoptée par le poète. Les trois points de suspension qui séparent visuellement une strophe de la strophe suivante impriment le silence intérieur nécessaire entre les blocs de mots. Ils sont le témoignage sensible d’une ellipse. Une aposiopèse. Plus loin dans J8, le poète propose du silence une autre lecture qui justifierait une relecture du recueil :
« des mots séparés par des blancs
la place réservée à l’amour »
Même morte la colline est là, qui annonce le « genêt d’outre-tombe » final, et impose au poète la nécessité têtue d’écrire, de poursuivre l’entreprise d’écriture de Juliau : « écrire bute sans cesser ».
Dans la brièveté de J8 s’inscrit l’idéal de la colline. Sa résistance. Juliau s’insurge. De même, le poète. Sa méthode est celle du refus. Du rejet de toute forme d’assimilation :
« ne jamais s’appuyer sur quoi que ce soit
qui aide à confondre les mots et les choses ».
Pas de comparaison possible avec. Pas d’identification.
« identique est un adjectif disparu »
Même si JAUNE a à voir avec la mère, et avec elle, aux origines. Pas de comparaison, partant, pas de comme. Le poète convoque plutôt la synecdoque. Figure essentielle de J8, explicitement nommée, la synecdoque, par imbrication contenant/contenu, par engendrement de l’une par l’autre, dit le fusionnement colline-mère-colline.
Jaune, « âme tournesol
d’où la mère en colline ».
L’absorption de l’une par l’autre se vit en même temps qu’une même volonté de « dessaisissement », une même douleur coupure-séparation. Et si J8 n’était là que pour dire la mère, présence-absence, « J » « préterre »/prétexte à l’espace mère ? Et l’écriture de Juliau, un autre moyen de « lui parler comme à un autre pan de la vie » ? Omniprésence de la mère − « à la mère et au couteau » ; « mère et grammaire défaites » ; « pente, vent, mère, nuage/des organismes éphémères » − disséminée dans les poèmes de J8.
Paradoxalement, à la manière d’un ouvrier qui travaille son matériau à l’aide d’outils, d’un alpiniste qui s’assure de son ascension avec piolets, grappins, pitons et prises, le poète grammairien assure sa progression dans le jaune de Juliau avec les étais qui lui sont propres : ses « et » d’appui – « l’amour du et dans le vide de la langue » –, ses « biais », son « fixatif », sa « synecdoque ». Introduire une logique – jusque dans le refus de sa « légende », avec le jaune comme garant –, pour donner corps. Même si le poète s’insurge contre la sacro-sainte « divinité » sujet-verbe, c’est à la grammaire que Juliau doit de prendre corps :
« le corps est perdu s’il quitte la grammaire ».
« Où séparer si séparer commence ? » Séparer, scinder, découper, trancher. Tel est le leitmotiv qui court legato d’un livre à l’autre de Juliau. Tailler, jusqu’à réduire Juliau et son jaune à l’extrême minceur d’une seule consonne. « J ». Mais, du jaune initial de Juliau ― dans sa révélation de genêt ― au jaune final de l’exaltation/exultation du jouir de Juliau, il y a une évolution qui passe par la répétition du même dans ses différences et dans ses variations, voire dans ses contradictions : ― « Juliau : sa fraîcheur, son usure » ―, jusqu’au retour à l’origine, à la scission et à la perte qui en résulte :
« perdre pour ressentir
la séparation de tout ce qui nous touche »
« Mais séparer n’est pas détruire », confie aussi le poète. Séparer est indissociable de l’écriture et des contradictions qui l’accompagnent. Écre. Se soumettre à la « dure dent de dire », poursuivre la quête entre « outrage du cul-de-sac d’écrire » et sidération que cela puisse être, encore, « un quart de siècle et plus » ; mettre la couleur au centre, aller d’une rive à l’autre du séparé. Sans perdre de vue la préoccupation première : la concentration, la concision, le coupant. Car favoriser le « genêt à la pointe sèche », c’est résister à la tentation du fusionnel, résister à la féminité de la colline, à ses forces séductrices et trompeuses. La seule possibilité d’« écre » se vit dans la distance et, au-delà, dans l’écart, dans la faille creusée par l’entaille, dans cette « déchirure du langage » qui n’appartient qu’au poète. C’est dans cette faille que se trouve le gisement des mots susceptibles de faire lever Juliau jusqu’à la brûlure.
L’éclat de son cri gagne la langue du poète et sans doute le poète lui-même.
Une jubilation de « joie noire » frissonne dans le souffle de l’écriture.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli