Jusqu’à «finir tout seul, par une virgule» ?
Image, G.AdC
EN QUÊTE D’UNE IDENTITÉ BLANCHE
Traverser
Violente vie se fait d’une traite, sans violence aucune. Si, en filigrane, la violence « suinte » à travers les poèmes de
Violente vie et d’un bout à l’autre du recueil, ce n’est pas elle qui l’emporte sur l’impression d’ensemble laissée par la lecture, mais la sagesse. Une sagesse arcadienne diffuse qui demeure « dans le feuilletage sans fin du temps », irrigue les six sections de l’ouvrage, enveloppe les brutalités du quotidien, les tragédies qui le déchirent, les horreurs qui l’épuisent et le vident de toute vie. C’est que la sagesse calme, étale, qui baigne l’ensemble des textes/tableaux de Marie-Claire Bancquart est une sagesse portée par la maturité, à l’approche du grand âge et dans l’imminence de la mort. La plus grande violence se tient sans doute là, tapie dans la proximité de l’inéluctable, dans ce frôlement quotidien avec la « ténébreuse » qui s’avance, un peu plus présente et obsédante chaque jour. Quel antidote à cette violence-là, sinon l’écriture ?
« Écrire ?
Oui, pour susciter présence
de toutes les vies
surtout les très minces »
Écrire. Tel est le projet clairement énoncé avant même l’ouverture du
Journal d’un jour, première section du recueil. Écrire pour ne pas abdiquer devant la mort, en faisant lever autour de soi de menues présences – un brin d’herbe, un caillou, les trois notes d’un pigeon, le dialogue avec Châtaigne (la chatte de la poète) et jusqu’au mouchoir, réserve d’imaginaire dans les pliures géométriques qui en composent la forme ― à partager dans la tendresse :
« Dans le sabotage du monde […]
fais réserve de garde, de tendresse,
et partage. »
Face à la dangereuse présomption des hommes, la poète en appelle à une once de lucidité et de modestie :
« Si seulement tu pouvais préserver un oiseau… »
Plutôt que les projets épiques, fanfaronnades et exploits guerriers, la poète caresse le rêve de se « dérouter » dans le repli tendre « d’une petite bête | qui se serrerait dans notre chaleur. » Poursuivre dans cette voie-là pour tenter de contrer le « ressac de l’incertain ». Parce qu’entrer en résonance avec l’autre n’est pas chose aisée. Tant de petites respirations désaccordées entravent la parole, tant « d’insolubles disparates » gisent en chacun de nous, qu’il faut s’efforcer de rassembler. Au-delà, dans « les formes du monde » ― selon l’intitulé de la troisième section du recueil ― et dans le mouvement général des choses, la voix du poète est « cette voix d’union » qui sans cesse lutte contre « la dissonance universelle ».
Écrire aussi dans l’éphémère de la flamme, afin que coure, d’un « poète l’autre | au travers des siècles… une étincelle | de violente vie. » Ainsi la violence se vit-elle aussi de manière positive, fondatrice, réconciliatrice. Dire le « ventre calme du monde », noter, cartographier, renouer avec le proche, l’analogue, réhabiliter l’intérieur au vu de l’extérieur. Le mystère insondable de ce corps qui est nôtre et nous accompagne dans nos déplacements, ce « sac à peau » avec lequel chacun tente de cohabiter, n’est-il pas de la même essence ― « humeurs et mouillures » ― que le « suc des plantes » qui suinte de la roche et « qui sent bon » ? Face à « la vie provisoire » et aux disparités qui séparent les êtres entre eux et la poète des autres femmes, Marie-Claire Bancquart oppose, têtue et tenace,
« le besoin de mettre en rapport
le corps
avec le monde »
afin que puisse s’éprouver au plus profond « la communauté d’elles à moi. » Le travail du poète, son « savoir-vivre de paroles », est de dépouiller et de dénouer, de ramener à la surface « jusqu’à matière nue » « le rythme de la terre ». De susciter les « mots de passe » :
« désir
désert ».
D’autres violences sont nommées dans le feuilleté des pages. Violences nées des conflits entre passé et présent, violences à jet continu qui s’infiltrent depuis toujours dans les interstices du temps. Les inventions du présent ne sont-elles pas autant de violences faites à celles du jadis ? Quelle différence y a-t-il entre la souffrance du vieil homme d’aujourd’hui que la numérisation prive des « délices du toucher » du livre et celle du vieil homme d’hier ayant vu son rouleau disparaître au profit de la « brutalité rectangulaire » du livre ?
Et que dire de la violence faite au silence dans nos temps de trop-plein de paroles et de débordements ? Attentive à habiter au plus près sa « violente vie », la poète fait silence. Son propos s’amenuise à mesure que se profile la fin du recueil. « T’amincir jusqu’à minime fente », écrit Marie-Claire Bancquart. Jusqu’à « finir tout seul, par une virgule » ? Quant à vivre, l’idéal à atteindre réside dans le désir de ne chercher ni plus loin ni davantage que cet « infime intervalle » par lequel fusionner avec le cosmos, papillon, goutte d’eau, fleur ou oiseau. Habiter « l’immanence », jusqu’à n’être plus qu’« une identité blanche. »
Par-delà ces vers où se dit la quête poétique
« au compact du langage
nous pouvons
aussi
sonder
la chair des mots »
se dégage une leçon de sagesse et de détachement.
Poésie-murmure qui s’écrit dans une grande complicité avec la prose,
Violente vie est une poésie naturelle tissée de tendresse douce et de générosité. Entée sur l’ordinaire des jours, elle est un très émouvant
Memento mori :
« Le mot.
Une lettre de plus
c’est la mort
mais justement elle est cette inconnue,
lettre morte. »
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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NOTE : Marie-Claire Bancquart est lauréate du prix Robert-Ganzo de poésie 2012 pour l’ensemble de son œuvre (membres du jury du Prix Robert-Ganzo : Alain Borer, Jacques Darras, Yvon Le Men, Jean-Baptiste Para et Jean-Pierre Siméon).
Ce livre de Marie-Claire Bancquart, il ne fallait pas l'abîmer en l'évoquant, et cette lecture attentive, explicite, raffinée d'Angèle Paoli me ravit. Du bout des doigts, du bout des mots, en petites touches humbles et délicates, A.P. se fait l'émule de l'écriture de Violente vie. Elle l'accompagne par sa pensée et sa sensibilité. Une sorte d'osmose unit les deux poètes. C'est un billet pensif qui rapproche les mots de l'une et de l'autre pour faire bien commun, de l'être bien ensemble dans l'écriture et la vie. Un mouvement de marée, un balancement des vives-eaux des mots, une terre sauvagine. Ce livre-là, assurément, devient précieux et désiré pour apprivoiser la sagesse d'un clair de vivre. Un livre-source...
Rédigé par : christiane | 16 avril 2012 à 17:08
Je viens de refermer, émue, le recueil Violente vie de Marie-Claire Bancquart. Écriture qui grave dans l'âme du lecteur cette matière très obscure que je retrouve dans la gravure de Marc Pessin qui est posée sur la couverture du livre comme une vague qui reflue emportant dans son ressac des flux de vie, des sillages entre vie et mort. Sur le relief de cette vague noire s'inscrivent des lignes de lumière, flux laminaires des encres, strates soulevant le magma de mots. Comme une translation de plissements que soulève la vie. Il y a là une empreinte des mots, sans les mots. Un passage de la poète au graveur. Une part de nuit partagée. C'est vraiment très beau cette mutation de la parole en image. Voile noir sous lequel une vague d'amour frémit, voyage, inscrit.
Le Castor Astral réussit là une belle, très belle rencontre... parole-miroir
Rédigé par : christiane | 19 avril 2012 à 17:08