Au lendemain de la mort de Jean-Philippe Salabreuil (à Paris, le 27 février 1970), Jacques Réda écrit le texte d’hommage ci-après dans Les Cahiers du Chemin (n° 9) :
IL S’EST MIS À NEIGER
Si, comme il apparaît souvent, la poésie vraiment vécue et faite par un être est remplie de ces traits prémonitoires qui le dépassent puis l’attendent sur la trajectoire cachée de son destin, alors ― et c’est sans consolation d’aucune sorte, c’est dans l’effroi ― on peut relire maintenant les poèmes de Jean-Philippe Salabreuil comme autant de formulations du même oracle sombre et si brutalement accompli. Et depuis quelque temps, dans ces poèmes, on voyait revenir avec une troublante insistance l’ange, oui ainsi dénommé l’ange ou bien un ange, mais toujours le même je crois, au visage si bien voilé qu’on l’aura pris d’abord simplement pour une figure devenue rare d’ailleurs dans la poésie de ce temps, pour beaucoup importune, mais redoutable encore près du geste qui clôt sans fin ― wie Abwehr und Warnung* ― la Septième Élégie de Rilke. Et pour nous interdits, impuissants devant cette carrure qui s’éloigne, lui l’éclatant, lui la douceur réintégrant l’obscur d’un pas décidé et furieux, son travail fait comme il était prescrit, la dérision d’ajouter quelques mots grandit auprès de trois livres désormais qui font une œuvre. Et là jamais peut-être la douleur ne sera avancée plus nue le long de sa corde toujours plus étroitement, jamais en même temps elle n’aura cherché avec plus d’espérance à se transfigurer et à s’émerveiller quand même, quand même et jusque dans l’horreur telle une douleur d’enfant. Et ainsi se débat dans la douleur, avec tous ses sursauts baroques, ses maniérismes, ses audaces, ses apaisements insondables, chaque poème de Salabreuil d’une seule foulée qui bouleverse, car elle est du passage d’un être vers l’amour impossible, le retour impossible, l’impossible et pourtant profonde innocence du cœur. Il s’est mis à neiger ce matin avec une telle violence qu’on ne sait pas si c’est la neige ou quel noir éblouissement.
Balance de lumière un brillant corps s’élève
Un corps sombre s’abat défaite et gloire
Et trêve maintenant !
4 mars 1970
Jacques Réda, Il s’est mis à neiger in Les Cahiers du Chemin (n° 9), dirigés par Georges Lambrichs, 15 avril-15 juillet 1970, nrf, pp. 200-201.
* NOTE d’AP : « [...] Und seine zum Greifen
oben offene Hand bleibt vor dir
offen, wie Abwehr und Warnung,
Unfaßlicher, weitauf. »
« Et sa main ouverte là-haut
pour saisir demeure devant toi
ouverte, comme une parade et une mise en garde,
ô toi, l’insaisissable, largement. »
Rainer Maria Rilka, Élégies de Duino, Gallimard, Collection Poésie/Gallimard, pp. 86-87.
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