L’ENTRÉE DANS LE JARDIN
(extrait)
Le brin d’herbe a signé la convocation.
Ne pas abandonner l’espace, laisser la main errante, ne pas l’emprisonner
sur les choses.
La succession des heures devient palette de peintre. Que sont les heures, des dégradés d’espace ? Qu’est-ce qui se dresse devant moi ― puis-je, sans cette inconscience légère qui m’appartient, lui donner un nom ? La part qui me revient n’est qu’un souffle nu sur mon visage. Je vois trembler les premières lumières du village, submergé par une vague de tendresse. Désarmés, nous errons à la lisière du monde. Nous avons cru bon de nommer ainsi ce qui nous est apparu, sans comprendre que ce n’était qu’un piège, en nous enfonçant dans le piège parmi les rires et les cris.
Je n’arrive pas à me situer. Je n’épouse même pas la docilité de l’ombre.
Il n’y a pas de hiérarchie. L’esprit noble descend effectivement jusqu’au purin. Je dirai même qu’il s’y apaise.
Les abeilles s’activent. Elles font vivre le romarin. Toute cette floraison bleue, cet épanouissement trouve son sens dans une dilapidation ― fut-elle studieuse. Ce léger bourdonnement fait vibrer l’espace : on avance, on a cette impression, mais est-ce bien cela ? N’est-on pas, sur place, anéanti, piétiné, jubilant ?
Des saisons de l’âme.
Le « Wild Thyme » de Blake, le thym sauvage – messager de quelle foi enracinée, de quelle richesse, piétinée mais triomphante ?
Vent du Sud, souffle prolongé, presque égal, irritant. Rien des bourrasques, de la violence échevelée du mistral. Usure. Lente usure. Effritement. Le corps ressent cela. Au mistral, vivifiant, il oppose sa propre masse, il lutte. Ici, il n’y a rien à opposer à cette opiniâtreté sournoise. Main de sable qui tape aux vitres. Oui, dit le corps, je sais, je ne sais que trop. Vent du Sud, longue phrase mortelle.
Quel est ce calme ? Ce n’est pas le calme, c’est l’abrutissement. La tempête, en passant, a saupoudré de neige la montagne. Oh, comme tout pèse soudain ! Comme tu vieillis !
L’entrée dans le jardin. La distance à franchir est si courte qu’il est impossible de faire le premier pas. J’en suis là, ténébreux, inquiet, instable. Je ne rallonge pas ainsi la distance, comme on pourrait le supposer, mais je la brouille considérablement. Ce soleil de fleurs et d’abeilles luit doucement dans l’entre-deux. Mais ce qui est gagné c’est que nous ne nous observons pas. Nous nous tenons, côte à côte, en étrangers qui ne parlent pas la même langue mais qui éprouvent l’un pour l’autre une profonde sympathie.
Je pourrai vivre ainsi, avec les cendres de l’autre soleil dans les yeux. Petit à petit je m’émonderais, je perdrais toute la menace contenue dans mes gestes. Bouddha de bois qui couve l’incendie.
Pierre-Albert Jourdan, L’Entrée dans le jardin, Thierry Bouchard éditeur, 21170 Losne, 1981, pp. 11-12.
Le recueil L’Entrée dans le jardin a été repris dans le premier volume des œuvres complètes de Pierre-Albert Jourdan, éditées par Yves Leclair et publiées par le Mercure de France (Les Sandales de paille, 1987, préface de Yves Bonnefoy). Ce volume est hélas depuis fort longtemps épuisé. Pour retrouver ce texte, se reporter à l’édition américaine des œuvres de Pierre-Albert Jourdan : The Straw Sandals : selected Prose and Poetry, édition bilingue français|anglais, traduction, introduction et notes par John Taylor, Chelsea editions, New York, 2011. Ci-après la traduction (en anglais) de l’extrait choisi supra :
THE ENTRYWAY INTO THE GARDEN
The blade of grass has signed the summons.
Do not abandon space. Let the hand wander. Do not imprison it on things.
The passing of hours becomes a painter’s palette. Do hours form a finely shaded color chart of space? What looms in front of me? Is it really possible, without drawing on the lightheartedness that I possess, to give it a name? The part allotted to me is but a naked breath on my face. Submerged by a wave of tenderness, I watch the first lights of the village tremble. Disarmed, we wander at the edge of the world. We thought it well to call “world” what appeared in front of us, without understanding that it was only a trap, and while sinking deeper into this trap amid all the laughs and outcries.
I can’t figure out where I am. I can’t even hug the docility of shadows.
There is no hierarchy. A noble spirit indeed slides all the way down into the liquid manure. I would even say that the spirit is soothed in it.
The bees get busy. They make the rosemary bush come alive. The meaning of all these blue flowers ―their blossoming out―lies in a sort of squandering, be it studious. The soft buzzing makes all spaces quiver: you walk a little further, you sense this, but is it really so ? As you stand there, aren’t you overwhelmed, reduced to nothing, jubilant?
Seasons of the soul.
Blake’s “Wild Thyme”―of what deep-rooted faith, of what riches, trampled on yet triumphant, is this plant the messenger?
The prolonged, irritating, almost constant force of the south wind. It has nothing of the gusty, frenzied violence of the mistral. It wears you down. Slowly wears you down. Erodes you. Your body feels this. When the bracing mistral blows, your body turns its own strength against it and struggles. But nothing can match the deceitful obstinacy of the south wind. It is like a sandy hand beating against windowpanes. Yes, your body says, I know, I know all too well. The south wind: a long deadening blast of words.
What is this calm? It is not calm, but rather mental exhaustion. When the windstorm blew through here, it sprinkled the mountain with snow. Oh, how suddenly everything seems so heavy! How old you are getting!
The entryway into the garden. The distance is so short that it is impossible to take the first step. This is where I am―gloomy, worrisome, unstable. I am not making the distance seem longer, as one might imagine, bet rather considerably muddling the issue. A bee-and flower-filled sunlight space shines softly in this in-between space. But what has been gained is that we do not observe each other. We stand side by side like two foreigners not speaking the same language yet feeling a deep sympathy for each another.
I could live like this, with the ashes of the other sun in my eyes. Little by little I would prune myself back, my gestures thereby losing all their threats. Like a wooden Buddha brooding over a smoldering fire.
Pierre-Albert Jourdan, The Straw Sandals : selected Prose and Poetry, édition bilingue français|anglais, traduction, introduction et notes par John Taylor, Chelsea editions, New York, 2011, pp. 109-11.
Comme si Pierre-albert Jourdan avait cru posséder la langue... et soudain un grand désert de mots. ça se resserre, se dissout.
Humilité devant le thym en fleurs tout envivé d'abeilles bleues. Expérience de l'absence à soi. Quelque chose d'invisible, d'inattendu dénude les mots, les racle, les lave.
La langue du poète connaît un enfouissement dans la couleur qui perce les illusions d'avoir nommé, d'avoir cerné le territoire des choses par les mots. ça se déchire. ça fait douleur. Ce n'est plus étanche. Immobilité. Peur d'aller, d'ouvrir la porte du silence.
"Bouddha de bois"... aux portes du jardin paisible.
Il y a si longtemps que j'attendais une telle écriture...
Rédigé par : christiane | 21 février 2012 à 18:42