Le
8 février 1807, a lieu, en Prusse-Orientale, la
bataille d’Eylau, conduite par Napoléon. L’oncle de Victor Hugo, le capitaine Louis-Joseph Hugo, présent sur le champ de bataille, a le bras droit brisé par un éclat d’obus. Plus tard, rendant visite à Mme Hugo aux Feuillantines, le général Hugo fera le récit de la bataille à ses neveux. Ce récit, dont le souvenir hantera la mémoire des enfants Hugo, Victor Hugo nourrira longtemps le projet de le transcrire en vers. Ce qu’il fera en 1874. Daté précisément du 28 février 1874, « Le Cimetière d’Eylau » s’intègre dans la seconde partie de
La Légende des siècles, publiée en 1877.
Antoine-Jean Gros (1771-1835),
Napoléon sur le champ de bataille d’Eylau, 1808
Huile sur toile, 5,21 x 7,84 m
Paris, Musée du Louvre, Département des peintures
Source
LE CIMETIÈRE D’EYLAU
(extrait)
Brusquement la bataille éclata. Six cents voix
Énormes, se jetant la flamme à pleines bouches,
S’insultèrent du haut des collines farouches,
Toute la plaine fut un abîme fumant,
Et mon tambour battait la charge éperdument.
Aux canons se mêlait une fanfare altière,
Et les bombes pleuvaient sur notre cimetière,
Comme si l’on cherchait à tuer les tombeaux ;
On voyait du clocher s’envoler les corbeaux ;
Je me souviens qu’un coup d’obus troua la terre,
Et le mort apparut stupéfait dans sa bière,
Comme si le tapage humain le réveillait.
Puis un brouillard cacha le soleil. Le boulet
Et la bombe faisaient un bruit épouvantable.
Berthier, prince d’empire et vice-connétable,
Chargea sur notre droite un corps hanovrien
Avec trente escadrons, et l’on ne vit plus rien
Qu’une brume sans fond, de bombes étoilée ;
Tant toute la bataille et toute la mêlée
Avaient dans le brouillard tragique disparu.
Un nuage tombé par terre, horrible, accru
Par des vomissements immenses de fumées,
Enfants, c’est là-dessous qu’étaient les deux armées ;
La neige en cette nuit flottait comme un duvet,
Et l’on s’exterminait, ma foi, comme on pouvait.
On faisait de son mieux. Pensif, dans les décombres,
Je voyais mes soldats rôder comme des ombres ;
Spectres le long du mur rangés en espalier ;
Et ce champ me faisait un effet singulier,
Des cadavres dessous et dessus des fantômes.
Quelques hameaux flambaient ; au loin brûlaient des chaumes.
Puis la brume où du Harz on entendait le cor
Trouva moyen de croître et d’épaissir encor,
Et nous ne vîmes plus que notre cimetière ;
À midi nous avions notre mur pour frontière,
Comme par une main noire, dans de la nuit,
Nous nous sentîmes prendre, et tout s’évanouit.
Notre église semblait un rocher dans l’écume.
La mitraille voyait fort clair dans cette brume,
Nous tenait compagnie, écrasait le chevet
De l’église, et la croix de pierre, et nous prouvait
Que nous n’étions pas seuls dans cette plaine obscure.
Nous avions faim, mais pas de soupe ; on se procure
Avec peine à manger dans un tel lieu. Voilà
Que la grêle de feu tout à coup redoubla.
La mitraille, c’est fort gênant ; c’est de la pluie ;
Seulement ce qui tombe et ce qui vous ennuie,
Ce sont des grains de flamme et non des gouttes d’eau.
Des gens à qui l’on met sur les yeux un bandeau,
C’était nous. Tout croulait sous les obus, le cloître,
L’église et le clocher, et je voyais décroître
Les ombres que j’avais autour de moi debout ;
Une de temps en temps tombait. — On meurt beaucoup,
Dit un sergent pensif comme un loup dans un piège ;
Puis il reprit, montrant les fosses sous la neige :
— Pourquoi nous donne-t-on ce champ déjà meublé ? —
Nous luttions. C’est le sort des hommes et du blé
D’être fauchés sans voir la faulx. Un petit nombre
De fantômes rôdait encor dans la pénombre ;
Mon gamin de tambour continuait son bruit ;
Nous tirions par-dessus le mur presque détruit.
Mes enfants, vous avez un jardin ; la mitraille
Était sur nous, gardiens de cette âpre muraille,
Comme vous sur les fleurs avec votre arrosoir.
— Vous ne vous en irez qu’à six heures du soir.
Je songeais, méditant tout bas cette consigne.
Des jets d’éclairs mêlés à des plumes de cygne,
Des flammèches rayant dans l’ombre les flocons,
C’est tout ce que nos yeux pouvaient voir. — Attaquons !
Me dit le sergent. — Qui ? dis-je, on ne voit personne.
— Mais on entend. Les voix parlent ; le clairon sonne.
Partons, sortons ; la mort crache sur nous ici ;
Nous sommes sous la bombe et l’obus. — Restons-y.
Victor Hugo, « Le Cimetière d’Eylau » in La Légende des siècles, Nouveaux Classiques Larousse, 1966, pp. 84-85-86, vers 130 à 202.
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