Roger [Rogier] Van der Weyden, Retable de la Nativité [ou de Middlebourg], 1445-1450 Huile sur toile, 91 x 89 cm (panneau central), 91 x 40 cm (chaque panneau) Berlin, Gemäldegalerie Source L’Écho de Paris, 2 février 1898 Cette Nativité de Roger van der Weyden que possède le vieux musée de Berlin est peinte en triptyque : elle tient sur son volet de droite, à côté de quelques gens émerveillés et debout, un vieillard prosterné, encensant la Vierge vue par la fenêtre ouverte, au-dessus d’un paysage fuyant en des allées qui ondulent, à l’infini ; et une femme, le chef enveloppé d’une cornette, presque d’un turban, la face extasiée, touche d’une main l’épaule du vieillard et lève l’autre en un indéfinissable geste de surprise et de joie. Sur le volet de gauche, les trois mages à genoux, les mains tendues, les yeux au ciel, contemplent un enfant qui rayonne dans une étoile et rien n’est plus beau que ces trois visages qui se transforment, qui prient de tout cœur, sans s’occuper de nous ! Mais ces deux parties ne sont que les accessoires et le sujet central qu’ils assistent est régi de la sorte : Au centre, devant un vague palais démoli, une espèce d’étable à colonnes dont le toit est en ruine, une Vierge prie, agenouillée devant l’enfant ; à droite, dans la même posture, le donateur de l’œuvre, le chevalier Bladelin ; et, à gauche, saint Joseph portant un petit cierge allumé, considère Jésus. Ajoutons six petits anges, trois en bas, à l’entrée de l’étable, et trois en l’air. Telle se présente, en son entier, la scène. Il faut remarquer tout de suite que les orfèvreries, les teintures ramagées des tapis de l’Orient, les brocarts ourlés de vair et parsemés de gemmes dont van Eyck et Memling usèrent si largement pour leurs vêtures de donateurs et de Vierges, n’existent pas dans ce panneau. Les étoffes sont de trame magnifique, mais dans les éclats de couleurs des soies brugeoises et des laines persanes. Roger van der Weyden semble avoir voulu réduire le décor à sa plus simple expression et il n’en a pas moins réussi à créer, en se servant de couleurs dont la discrétion ne cherche pas à s’imposer, un chef-d’œuvre de coloris clair et lucide. Sans diadème, sans ferronnière, sans un bracelet, sans un bijou, Marie, la tête simplement auréolée par quelques rais d’or, apparaît enveloppée d’une robe blanche montant jusqu’au col, d’un manteau d’azur dont les ondes se déroulent à terre, et les manches de son habit de dessous, serrées aux poignets, sont d’un violet nourri de bleu, plus près du noir que du rouge. La figure est intraduisible, d’une beauté surhumaine sous ses longs cheveux roux ; le front est haut, le nez droit, les lèvres fortes et le menton petit mais les mots ne disent rien ; ce qui ne se peut rendre, c’est l’accent de candeur et de mélancolie, c’est la surgie d’amour qui jaillit de ces yeux baissés sur l’enfant minuscule et gauche sur le « Jésulus », dont le chef est ceint d’une nimbe rose étoilé d’or. Jamais Vierge ne fut plus extraterrestre et plus vivante. Ni van Eyck, avec ses types un peu populaciers, laids en tout cas, ni Memling, plus tendre et plus raffiné, mais confiné dans son rêve de femme à front bombé, à tête en cerf-volant, large du haut et mince du bas, n’ont atteint cette noblesse délicate des formes, cette pureté de la femme que l’amour divinise et qui, même retirée du milieu où elle se trouve, même privée des attributs qui la font reconnaître, ne pourrait pas être une autre que la mère de Dieu. Près d’elle, le chevalier Bladelin, tout vêtu de noir, avec sa face chevaline, ses joues roses, son air à la fois sacerdotal et princier, s’abîme dans la contemplation, loin de tout ; ce qu’il prie bien aussi, celui-là, et le saint Joseph qui lui sert de pendant, représenté sous les traits d’un vieillard chauve, à barbe courte et à manteau d’incarnat, ― absolument pareil à celui de Memling a peint dans L’Adoration des Mages que possède l’hôpital Saint-Jean, à Bruges, ― s’approche étonné de son bonheur, n’osant croire que le moment soit venu d’adorer le Messie enfin né ; et il sourit, si déférent, si doux ! marche avec des précautions presque maladroites de bon vieux qui voudrait bien être utile, mais craint de gêner. Enfin, pour parachever la scène, au-dessus de Pierre Bladelin, un paysage merveilleux s’étend, coupé par la grande rue de la ville de Middelbourg, que ce seigneur fonda, une rue bordée de châteaux à murs crénelés, de clochers d’églises se perdant dans une campagne qu’éclaire un firmament léger, un jour limpide de printemps bleu ; au-dessus de saint Joseph, une prairie et des bois, des moutons et des pâtres et trois anges exquis, en robe d’un jaune saumoné, d’un violet de campanule, d’un citron tirant sur le vert, trois êtres vraiment immatériels, n’ayant aucun rapport avec ces pages si perversement candides qu’inventa la Renaissance. Évidemment, si l’on résume l’impression de cette œuvre, l’on est amené à conclure que l’art mystique demeurant encore sur la terre, ne se passant plus seulement en plein ciel, comme le voulut, dans son Couronnement de la Vierge, l’Angelico, a produit, avec le triptyque de Roger van der Weyden, l’exoration colorée la plus pure qui soit dans la peinture. Jamais la théophanie n’a été plus magnifiquement célébrée et l’on peut dire aussi plus naïvement et plus simplement rendue ; le chef-d’œuvre de la Noël est à Berlin, de même que le chef-d’œuvre de la descente de croix est à Anvers, dans la douloureuse, dans la splendide page de Quentin Metsys ! Les Primitifs des Flandres ont été les plus grands peintres du monde, et ce Roger van der Weyden, ou ce Roger de la Pasture, ainsi que d’autres le nomment, écrasé par le renom de van Eyck et de Memling, comme le furent également plus tard Gérard David, Hughes van der Goes, Just de Gand, Thierry Boots, est, suivant moi, supérieur à tous ces peintres. J.-K. Huysmans, Écrits sur l’art, 1867-1905, Éditions Bartillat, 2006, pp. 462-464. Édition établie par Patrice Locmant. |
■ Joris-Karl Huysmans sur Terres de femmes ▼ → 19 décembre 1851 | Mort de William Turner (extrait de Certains de J.-K. Huysmans) |
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