Constant Le Breton (1895-1985), gravure sur bois
frontispice de Lettres de Grèce de Gustave Flaubert, 1948
LETTRE V À LOUIS BOUILHET
Patras, le 10 février 1851.
Merci, mon bon vieux solide, des deux pièces grecques. Il y avait longtemps que je n’avais reçu quelque chose d’aussi crâne de ta seigneurie. Celle du « Vesper » nous a enthousiasmés avec toutes sortes de « th ». Je la trouve irréprochable, si ce n’est peut-être « pâtre nocturne ». La coupe :
Toi, tu souris d’espoir derrière les coteaux,
Vesper
est bien heureuse, la seconde strophe surtout.
L’idylle est bonne aussi, quoique de qualité inférieure comme nature essentielle. J’aime ces vers :
L’atelier des sculpteurs est plein de cette histoire…
Sa gorge humide encor de l’écume des eaux…
Phébé qui hait l’hymen et qu’on croit vierge encore…
Ses pieds nus en silence effleuraient la bruyère…
Le jeune Endymion qu’a surpris le soleil…
me paraît très profondément grec. En résumé, voilà deux bonnes pièces, la première surtout. Ta pièce au « Vesper » est peut-être une des choses les plus profondément poétiques que tu aies faites. C’est là la poésie comme je l’aime, tranquille et brute comme la nature, sans une seule idée forte et où chaque vers vous ouvre des horizons à faire rêver tout un jour, comme :
Les grands bœufs sont couchés sur les larges pelouses.
Oui, vieux, je ne sais trop t’exprimer ma satisfaction.
Au lieu des tartines que tu m’as envoyées à propos des splendides vignettes de tes pages, j’aurais tant aimé que tu me parlasses de toi. Que deviens-tu ? Que fais-tu ? matériellement, s’entend. Quid de Venere ? Il y a longtemps que tu ne m’as conté tes fredaines de jeune homme. Quant à moi, mes cheveux s’en vont. Tu me reverras avec la calotte ; j’aurai la calvitie de l’homme de bureau, celle du notaire usé, tout ce qu’il y a de plus bête en fait de sénilité précoce. J’en suis attristé (sic). Maxime se moque de moi ; il peut avoir raison. C’est un sentiment féminin, indigne d’un homme et d’un républicain, je le sais. Mais j’éprouve par là le premier symptôme d’une décadence qui m’humilie et que je sens bien. Je grossis, je deviens bedaine et commence à faire vomir. Peut-être que bientôt je vais regretter ma jeunesse et, comme la grand-mère de Béranger, le temps perdu. Où es-tu, chevelure plantureuse de mes dix-huit ans, qui me tombais sur les épaules avec tant d’espérances et d’orgueil ! […]
Même après l’Orient, la Grèce est belle. J’ai profondément joui au Parthénon. Ça vaut le gothique, on a beau dire, et je crois que c’est plus difficile à comprendre.
Nous avons eu généralement mauvais temps depuis Athènes jusqu’ici. Nous passions les rivières à gué ; souvent nous avions de l’eau jusqu’au derrière, et nos chevaux nageaient sous nous. Le soir nous couchions dans les écuries, autour d’un feu de branches humides, pêle-mêle avec les chevaux et les hommes. Le jour, nous ne rencontrions que des troupeaux de moutons et de chèvres, et les bergers qui les gardaient avaient à la main de grands bâtons recourbés comme les crosses d’évêque. Des chiens au museau noir se ruaient sur nous en aboyant et venaient mordre nos chevaux au jarret, puis au bout de quelque temps s’en retournaient. La Grèce est plus sauvage que le désert ; la misère, la saleté et l’abandon la recouvrent en entier. J’ai passé trois fois par Éleusis. Au bord du golfe de Corinthe, j’ai songé avec mélancolie aux créatures antiques qui ont baigné dans ces flots bleus leur corps et leur chevelure. Le port de Phalère a la forme d’un cirque ? C’est bien là qu’arrivaient les galères à proue chargées de choses merveilleuses, vases et courtisanes. La nature avait tout fait pour ces gens-là, langue, paysage, anatomies et soleils, jusqu’à la forme des montagnes, qui est comme sculptée et a des lignes architecturales plus que partout ailleurs.
J’ai vu l’antre de Trophonius où descendit ce bon Apollonius de Tyane qu’autrefois j’ai chanté.
Avoir choisi Delphes pour y mettre la Pythie est un coup de génie. C’est un paysage à terreurs religieuses, vallée étroite entre deux montagnes presque à pic, le fond plein d’oliviers noirs, les montagnes rouges et vertes, le tout garni de précipices, avec la mer au fond et un horizon de montagnes couvertes de neige.
Nous nous sommes perdus dans les montagnes du Cithéron et avons failli y passer la nuit.
En contemplant le Parnasse, nous avons pensé à l’exaspération que sa vue aurait inspirée à un poète romantique de 1832, et quelle gueulade il lui aurait envoyée.
La route de Mégare à Corinthe est incomparable. Le sentier taillé à même la montagne, à peine assez large pour que votre cheval y tienne, et à pic sur la mer, serpente, monte, descend, grimpe et se tord aux flancs de la roche couverte de sapins et de lentisques. D’en bas vous monte aux narines l’odeur de la mer ; elle est sous vous, elle berce ses varechs et bruit à peine ; il y a sur elle, de place en place, de grandes plaques livides comme des morceaux allongés de marbre vert, et derrière le golfe s’en vont à l’infini mille découpures des montagnes oblongues, à tournures nonchalantes. En passant devant les roches scironiennes où se tenait Sciron, brigand tué par Thésée, je me suis rappelé le vers du doux Racine :
Reste impur des brigands dont j’ai purgé la terre. […]
Gustave Flaubert, Lettre V à Louis Bouilhet in Lettres de Grèce, Éditions du Péplos, 1948, pp. 49-50-51-52-53. Frontispice gravé sur bois par Constant Lebreton.
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.