“IL EST TEMPS QUE LA PAROLE ACCOSTE”
On aura peut-être trop facilement et trop longtemps considéré que l’épopée renvoyant aux enfances d’un peuple ou d’une nation, à ses origines, est incompatible avec les exigences de nos temps prétendument épuisés préférant décliner leurs insuffisances ou l’avantageuse mesquinerie de leurs supposées supériorités plutôt que de célébrer la grandeur et le courage crus de l’homme. L’ouvrage de Sylvie Kandé ne manquera donc pas de surprendre : en trois chants, il réintroduit au sein de notre langue et de notre temps la geste poétique de héros qu’une même volonté de dépassement, d’affirmation de soi, malgré les différences de conditions et de circonstances, conduit à se lancer dans la même périlleuse entreprise d’atteindre par delà les mers un monde différent.
L’histoire que nous raconte ainsi l’auteur est l’histoire d’une quête. Mais là où elle aurait pu se contenter d’évoquer, comme elle le fait dans son troisième chant, celle de ces dizaines de milliers d’africains qui dans l’espoir d’atteindre l’Europe, poussés qu’ils sont par la nécessité économique, s’entassent sur des embarcations de fortune, se livrant aux imprévisibles et meurtriers caprices de la Méditerranée, Sylvie Kandé situe son récit dans la perspective d’une autre traversée : celle de l’Atlantique, qu’aurait tentée au tout début du XIV e siècle ― soit bien avant la découverte de l’Amérique par Christophe Colomb ― le grand empereur mandingue, Aboubakar II (alias Bata Manden Bori) afin de « savoir si le monde avait bien la rondeur grenue d’une gourde/ – ou si plate comme une paume de paix / une terre unique souffrait qu’à son entour / l’océan entaille de son massif estoc / ses longs doigts de sable de craie et de roc ».
La riche et belle matière du Mali, comme on parle à l’occident de la « matière de Bretagne », vient donc généreusement colorer le magnifique poème de la Mer, de l’Homme & de la Mer que constitue le livre. Imaginant, après avoir raconté l’échec de la première expédition (premier chant), qu’une seconde, menée par l’empereur lui-même, à la tête de 2 000 bateaux, finit par accoster à l’autre bout de l’Atlantique (deuxième chant), l’auteur nous oblige à repenser totalement la psychologie du migrant africain, son histoire, sa culture et ses rêves. Il en ressort qu’attribuer à la seule misère, à la simple illusion d’un avenir matériel meilleur, l’embarquement risqué de tant de jeunes africains vers l’Europe, revient à nier cette part vitale, supérieure d’humanité que leur confèrent l’attrait de l’inconnu, la volonté de connaissance, cette manière particulière d’éprouver leur résistance et leur courage. S’ils partent, lit-on dans le troisième chant, ce n’est « ni pour le cuir ni pour les verres fumés / mais pour le geste qui donnait à chacun de nous / (nous autres ni chair ni poisson/ tripaille laissée pour compte / sur le sable gluant du millénaire) / la stature singulière d’une personne ».
Plus profondément encore : d’une musicalité souvent splendide, excellant à traduire la cadence de la rame affrontée au cahot de la vague par d’habiles jeux de sonorités emmenant tantôt avec elles la rime, tantôt s’en dégageant, modulant par divers courants d’assonances et d’allitérations, de profonds effets d’échos, « le corps à corps insolite » « des mots menus » avec toute « l’immensité de la mer », le livre de Sylvie Kandé parvient par un travail tout aussi ingénieux de lexiques, de références discrètes, à appliquer à la matière africaine ― ses héros, ses motifs, ses mythes ― certaines des formes langagières propres aux grandes épopées du Moyen Âge occidental, pour transformer radicalement la représentation que nous avons de l’homme africain. « Sous sa tente où flottent les gonfanons », entouré de ses barons, de son Chambellan et de ses valets, Aboubakar II, acquiert la vaste stature d’un Charlemagne ; campé à l’avant de sa pirogue dont il devient la figure de proue, il n’a plus rien à envier à la célèbre figure d’Henri le Navigateur telle qu’on peut la voir, fixant l’Atlantique, sur le port de Lisbonne.
Un tel livre nécessitera sans doute pour tous ceux qui restent ignorants de la culture africaine et/ou sont toujours peu familiers de la lecture moderne des vers une attitude emplie de confiance et d’accueil. Certes, bien des passages, bien des scènes s’imposeront d’emblée qui nous font voir la formidable tension des rameurs « plongeant dans la houppée leurs longues pales en bois / et pelletant par tas et monceaux cette eau verte / qui obstinément [revient] les sabouler », les colonnes d’eau qui engloutissent, les corps qui disparaissent « au fond des abysses glauques
[des pour-être-enchaînés-marqués-au-fer-tailladés-
[par-le-fouet-perforés-de-mille-manières-et-à-plaisir-avant-que-
[d’être-jetés-hurlant-d’horreur-muets-de-rage-par-dessus-
[bord-à-la-grâce-du-requin ».
Mais la savante construction du livre, l’audacieuse « palabre » qui fait s’affronter les diverses voix narratives, le montage laissant une large part aux ruptures temporelles et aux ellipses, le système particulier de reprises et de renvois, tous ces nombreux éléments d’art qui sont à la mesure de l’ambition de l’œuvre, s’ils ne sont pas vraiment déroutants et n’entravent pas la découverte d’abord simplement curieuse, ne se laisseront plus largement apprécier qu’à la seconde lecture.
Comme on appréciera mieux encore, par exemple, ce jeu des dénouements que présente le deuxième chant. « De dénouements, précise le narrateur-trouvère, il n’y en a pas moins de sept », se refusant à enfermer l’Histoire dans l’étroite et démoralisante évidence des faits. Et d’imaginer pour commencer que les survivants ultimes atteignent la terre pour y mourir ― l’âme de l’empereur-vautour s’élevant alors dans les airs pour rejoindre vers l’est le lieu de « toutes ses certitudes ». Puis, proposant de les faire disparaître dans un combat à mort contre la trop nombreuse armée indigène venue les accueillir du haut d’une falaise. Avant d’envisager que possiblement ils survécurent : les chefs des deux armées une fois face à face ne se trouvant pas dissemblables et finissant par célébrer les noces de leurs deux continents. De cette dernière proposition, on retiendra que, si la fable était réalité, l’Amérique n’aurait pas eu peut-être à devenir l’Amérique. Ce qui aurait sans doute au monde valu une tout autre Histoire.
Alors, pas de héros vraiment au sens traditionnel du terme dans cette « néo-épopée » africaine de langue française. Pas non plus vraiment de conquête. Les hommes ne partent pas pour asservir le monde et les peuples à leurs désirs ou leurs caprices. Ils partent pour partir. Se conquérir eux-mêmes. S’affirmer, face au risque de mort. À travers ce qu’ils doivent aussi à leur communauté.
On sort du livre emporté par une vision enrichie de l’autre et des lointains. Un rêve de beauté. Une idée de la liberté. Qu’on envie de voir exister si forts au cœur de ces rameurs infatigables comme de ces fabuleux naufragés. Magnifique.
Georges Guillain
D.R. Texte Georges Guillain (31 décembre 2011)
pour Terres de femmes
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