LA VÉRITÉ AU RISQUE DU MEURTRE
Comment, même morte, peut-on venir à bout de sa propre « Mor » ? Mor ? Maman, en danois. C’est avec la mort de « min Mor » que Paul de Brancion a rendez-vous dans son dernier ouvrage : Ma Mor est morte. Avec la mort de sa mère. Dès le texte liminaire, l’auteur de Ma Mor est morte pose la question du meurtre. Murder of the mother. Le meurtre de la mère. L’avant-texte en italique livre en effet une clé linguistique déterminante : « mord », en danois, signifie « meurtre ». De quel meurtre s’agit-il au juste ? Celui de la mère ? Celui du fils ? Des deux sans doute, intimement et inextricablement mêlés. Jusqu’au dégoût, jusqu’à la répulsion. Et jusqu’à l’excès de la passion.
Perdu depuis l’enfance, « fortabt i de store dybder, lost and nearly dead i mørket/perdu au-dessus des grands fonds, perdu, presque mort dans l’obscurité », depuis la naissance en mal d’amour de ses parents, le fils ne tente-t-il pas, en rôdant autour de la mort de sa mère, en la malaxant avec ses mots et ses « souvenirs déchus », en triturant la peur de sa Mor à travers langues, de tuer en lui l’enfant ? Et dans le même temps, par une sorte de prouesse, de mettre au monde une autre Mor. Non pas un double de la Mor haïe/aimée mais une Mor inattendue, face inverse de la « bordélique Mor ». Une troublante mère enfant, une « petite Mor » inconnue, « éternelle petite fille » qui entraîne avec elle, dans la perte, le fils. Étrange constat. Contradictoire, comme les sentiments incompréhensibles et incohérents dont souffre le narrateur. Double deuil, double doler. « Ainsi Mor est morte comme une enfant. En la perdant, j’ai aussi perdu un enfant (ma mère), et pour ma part je me suis perdu. Je dois me retrouver. Nécessairement. »
De quelle cuisante morsure, de quel honteux remords, le fils est-il la proie ? Contre toute attente, la mort de « min Mor » s’accompagne d’une souffrance dont la force échappe au langage, que les mots d’une langue unique sont impuissants à dire. Il faut trois langues au fils de Mor, parfois quatre, pour venir à bout de sa Mor. Mais au bout du compte, que reste-t-il ? Reste le terrible aveu :
« Je suis né et mort le jour où je suis devenu père. »
« Et le constat final qui clôt Ma Mor est morte :
« Déjà les enfants partent alors qu’on est à peine advenu. »
Entre ces deux extrêmes, « la vie s’avance », et avec elle, advient le texte.
En soixante chapitres de longueur inégale (parfois en un seul paragraphe), le fils affronte sa mère. En trois langues et en deux versions. Page de gauche, la version originale. Page de droite la version française. L’auteur (comment le disjoindre de celui qui dit « je » ?) affronte la réalité fastidieuse et fascinante de « min Mor », dans l’enchevêtrement de l’anglais, du danois et du français. Les images qui collent au corps et à la mémoire nécessitent le maillage des trois langues pour que le fils parvienne à s’approprier Mor, à l’apprivoiser et à la mettre à juste distance, hors de portée de nuire. À l’aimer. « La vérité au risque du meurtre » passe par la fusion babélienne des deux langues maternelles ― l’anglais et le français ― avec le danois, langue de l’exil, « la troisième langue du chant des mots » :
« Massive Mor er vaek nu. Det trøster mig ikke. My pledge is devant moi. Je suis extremly surprised by my emotion. I do nearly cry. Comment puis-je pleurer ainsi cette femme qui a si furieusement ødelagt alt omkring her ? » (version originale)
« Maman massive est partie maintenant. Cela ne me console pas. Ma tâche est devant moi. Je suis extrêmement surpris par mon émotion. Je pleure presque. Comment puis-je pleurer ainsi cette femme qui a si furieusement détruit tout autour d’elle ? » (version française)
Avec elle et derrière elle, Mor entraîne dans son sillage, outre son monde de vieilleries obscènes et ce petit dernier aux airs de fille qu’elle malmène, ses cinq filles et son pâle époux. « Min far, mon père » ne bénéficie pas, comme Mor, d’une majuscule mais il se voit affubler par ce fils qu’il « prend pour une bille » d’expressions peu glorieuses. « Le vieux panard… le vieux caleçon, den gamle røv ». Pourtant la vengeance a ses limites et s’il est incongru et intolérable de poser son imagination, ne serait-ce qu’un bref instant, sur les copulations du couple parental, in-envisageables, une tendresse insoupçonnée surgit, qu’il est difficile de refouler, comme il est difficile d’éradiquer la primitivité érotique de min far et de min Mor. La question brûlante de Ma Mor est morte réside bien dans les « ravages » que Mor a imprimés dans la chair de son fils par l’intermédiaire de son robuste corps maternel, seins sueur sexe. Ravages dont seule l’écriture, salvatrice, peut venir à bout.
« Je suis convaincu que sans l’écriture et sa pratique quotidienne je serais déjà Mor d’elle, d’eux. Écrire a sauvé ma vie, sauvé ma vie avec ou sans lecteur car je suis le premier lecteur de moi-même », écrit Paul de Brancion au chapitre 28.
Un soir de 14 juillet, à la Vaccaja de Pigna, en Balagne, Paul de Brancion lit des extraits de Ma Mor est morte. Je me souviens avec émotion de sa voix portée par le métissage multicolore des langues. Et de la fascination exercée par ce tressage serré de l’une à l’autre. Avec dans le tissé des phrases le retour des « or », comme autant de pépites semées sur l’ourlet de la vague. Mor, mort, mord, for, Fortabt, store, hvorfor, foreign, derfor, nor, encore, door, « Château d’or ». More. Never Mor. Polysémique Mor. Polymorphe mère « cauchemère ». Je la retrouve ici, au cœur des phrases, pareille à une divinité effrayante et mouvante. Émouvante. Vivante toujours, à travers l’écriture de son fils. Au-delà, un très beau texte, animé par un souffle intérieur qui tient en haleine. Et m’a rendu attachant le « fils de Mor ». Vulnérable et audacieux.
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli
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