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[QUAND JE PENSE À TOUTE CETTE VAISSELLE DEMAIN MATIN]
11 janvier, 11 heures et demie du soir.
Je suis heureuse à la pensée de l’énorme tas de vaisselle qui m’attend pour demain matin dans le fouillis de la cuisine. C’est une forme de pénitence. Je comprends un peu, je crois, ces moines en bure grossière qui s’agenouillent sur la pierre froide. Je dois aussi réfléchir très sérieusement à ces choses. Tout de même, je suis un peu triste ce soir. Pourtant c’est bien moi qui ai voulu nos étreintes. Et ce pauvre chéri qui s’était justement promis de rester chaste pendant plusieurs semaines ! Et ce en prévision de sa convocation à la Gestapo. Il voulait (pour le dire en termes naïfs) n’irradier que bonté et pureté et concentrer ainsi sur lui l’influence des esprits bénéfiques flottant dans le cosmos. Pourquoi ne pas y croire, après tout ? Et voilà que cette sauvageonne de «
jeune Kirghize » vient réduire en fumée ces rêves de pureté ! Je lui ai demandé si ce soir dans son lit en faisant son examen de conscience du jour, il en aurait du regret.
« Non, dit-il,
je ne me repens jamais de rien, d’ailleurs c’était bon et ce me sert de leçon, cela m’apprend que, même maintenant, j’ai encore en moi un « reste d'attachement terrestre ». Mais chez moi, ces accès soudains de désir physique proviennent toujours d’une « parenté spirituelle », et en cela ils sont bons. Pourtant je n’en retire que de la tristesse. Et je comprends qu’il ne me suffit pas de serrer quelqu’un dans mes bras pour lui exprimer mes sentiments. Une fois dans mes bras, et là plus qu’ailleurs, ce quelqu’un m’échappe. Je crois que je préfère voir sa bouche de loin et la désirer, plutôt que de la sentir contre la mienne et la posséder. À de très rares instants, cette possession m’apporte une sorte de bonheur, pour lâcher le grand mot. Et ce soir je m’endors à côté de Han, par pure tristesse. Un vrai chaos.-
Voilà, je le sais maintenant, il prie après avoir « déposé » ses dents. À vrai dire c’est logique. Avant de prier, il faut en finir avec tous les actes d’ici-bas.-
Je suis, semble-t-il, en plein épanouissement ; je rayonne de toutes parts, dit-il, et il en est aussi heureux que moi. Il y a un an, j’étais vraiment une grande malade avec mes siestes de deux heures et ma livre d’aspirine par semaine, j’étais dans un état inquiétant, quand j’y pense. Ce soir, nous avons feuilleté au hasard mes cahiers. C’est devenu pour moi une sorte de « littérature classique », tant mes problèmes d’alors me paraissent aujourd’hui loin de moi. C’est un chemin difficile qu’il m’a fallu parcourir pour retrouver ce geste d’intimité avec Dieu et pour dire, le soir à la fenêtre : « Sois remercié, ô Seigneur. » Le calme et la paix règnent désormais dans mon royaume intérieur. Oui, un chemin difficile, vraiment. Tout paraît à présent si simple et si naturel. Cette phrase m’a poursuivie des semaines : « Il faut avoir le courage d’exprimer sa foi. » De prononcer le nom de Dieu. En cet instant précis, un peu fatiguée, un peu lasse, un peu triste et pas très satisfaite de moi, je ne ressens pas cette évidence de la foi, mais elle reste à ma portée. Ce soir, je ne dirai certainement rien à Dieu, même si j’aspire à sentir le froid des carreaux, à méditer sur les choses et à les prendre au sérieux. Prendre au sérieux les choses du corps. Mais mon tempérament n’en fait encore qu’à sa tête, n’a pas trouvé d’harmonie avec l’âme. Je crois cependant avoir cela en moi : un besoin d’harmonie, dans ce domaine aussi. Pourtant je crois de moins en moins à l’existence d’un homme unique, qui me comblerait corps et âme.
Mais ma tristesse n’est plus celle d’autrefois. Je ne tombe plus aussi bas. Souvent, déjà, dans la tristesse, le redressement est inscrit. Avant, je pensais que tout le reste de ma vie se traînerait dans la même affliction. Aujourd’hui je sais que ces moments de dépression font partie eux aussi de mon rythme vital, et que c’est bien ainsi. Confiance, très grande confiance en tout et en moi-même. J’ai confiance aussi en mon esprit de sérieux et je commence à me sentir capable de bien administrer ma vie.
Il est des moments, des moments de solitude en général, où je me sens en moi un amour profond et plein de reconnaissance pour lui :
« Tu m’es si proche que je voudrais partager tes nuits. » Pour moi, ce sont les points culminants de nos relations. Il est fort possible qu’en réalité une telle nuit s’avère désastreuse. N’est-ce pas un bien étrange fossé qui s’ouvre ici ?
Bonne nuit, maintenant, je sens que le sommeil me fait dérailler. Quand je pense à toute cette vaisselle demain matin !
Et pourtant : je ne désire pas du tout son corps, même si par moments je me sens follement amoureuse. Serait-ce que je l’aime d’un amour si profond, d’un amour si « cosmique », pour ainsi dire, qu’il ne peut être approché par le biais du corps ?
Tide et moi sommes les deux femmes dont il est le plus proche, et nous formons un tel contraste ! Il faut que nous nous aimions beaucoup, elle et moi. Cet après-midi, lorsque Tide nous a reconduits et nous a embrassés tous deux, une extraordinaire intimité s’est établie un instant entre nous trois. Vas-tu finir par aller te coucher, oui ou non ?
Etty Hillesum, Les Écrits d’Etty Hillesum | Journaux et Lettres, 1941-1943, Éditions du Seuil, Collection Opus, 2008, pp. 323-325. Édition intégrale. Traduit du néerlandais et de l’allemand par Philippe Noble avec la collaboration d’Isabelle Rosselin.
Issue d’une famille d’intellectuels aisés, Etty Hillesum est une jeune juive néerlandaise, brillante et pleine de vie. De sa vie interrompue par l’horreur nazie le 30 novembre 1943, Esther Hillesum a laissé un journal commencé à l’âge de vingt-sept ans. Ce journal, qui couvre les années 1941-1942-1943, passées à Amsterdam, est prolongé par les lettres de Westerbork. Westerbork, camp provisoire de transit pour les Juifs en partance pour les camps d’extermination. Etty Hillesum s’était portée volontaire pour y séjourner afin d’apporter aide et soutien aux prisonniers qu’elle voyait partir. Etty et sa famille seront exterminés à Auschwitz.