« Nous sommes faits de rêves et les rêves sont faits de nous. »
(Jean-Luc Godard, Pierrot le fou, 1965)
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« IL FAIT BEAU, MON AMOUR, IL FAIT BEAU DANS LA VIE » (Pierrot le fou)
Comment tenir assemblés tous les niveaux de la réalité ? Comment faire coexister ombres et chagrins, joie et gravité, voire platitudes du quotidien, avec humour et cruauté ? Telles sont les préoccupations qui guident la jeune romancière Riikka Pulkkinen à travers le tissu narratif spéculaire de Totta. Son second roman. Soucieuse d’éviter « le piège d’une représentation bien délimitée », de réduire le fil de la narration à un seul écoulement linéaire du temps, l’auteure finlandaise confie à Anna, personnage principal de Totta (en édition française L’Armoire des robes oubliées), le soin de déconstruire, strate après strate, les superpositions multiples qui composent la réalité familiale dans laquelle la jeune femme évolue. Déconstruire, non pour détruire, mais au contraire pour incorporer la souffrance, la dépasser et, sur la mémoire douloureuse du passé, construire sa propre vie. Ainsi, dans ce roman polyphonique subtil, où chacun des protagonistes prête tour à tour sa voix au réel (« réel », « vrai », traduction en français du mot finnois totta), plusieurs réalités coexistent dont les ondes concentriques se croisent sur la surface en apparence lumineuse et lisse du miroir du réel. Helsinki et Tammilehto, Helsinki et Paris, Tammilehto et Kuhmo. Lacs et sapinières, baignades et parties de pêche. Temps immobile. Parfois les différents cercles se rencontrent, s’entrelacent, se superposent. Le filtre du temps devient poreux. Passé et présent se rejoignent, se jouxtent, s’interpénètrent. Les frontières s’effacent, momentanément suspendues par des retours en arrière ou au contraire par des anticipations qui ouvrent sur le temps à venir.
« Je suis celle qui dessinera le chagrin sur le visage de la petite. Je l’ignore encore, de même que j’ignore qu’elle s’en tirera. Moi, je m’en tirerai moins bien. Elle sera celle qui dessinera en moi le chagrin. C’est elle dont la disparition hors de ma vie me rendra apathique au point de rester des jours entiers couchée par terre sans bouger, incapable de me relever », confie Eeva au sujet d’Ella enfant, dans le premier des trois chapitres chiffrés 1964.
Ou, au contraire, dans la pensée d’Eleonoora au sujet de sa fille Anna, cette analepse :
« Dans l’expression d’Anna, Eleonoora avait retrouvé les sensations qui avaient été les siennes des décennies auparavant lorsque son enfant dormait contre son sein : un bonheur si suffocant qu’on y sentait poindre la souffrance ».
Réalité de la vie et réalité des rêves se côtoient, se chevauchent dans une construction exemplaire, qui joue sur la souplesse et sur l’élasticité du temps. Jusque dans son illusoire immobilité. Ancrée dans les événements présents, la réalité visible s’étire sur quelques mois à peine, d’un automne à un printemps. Cette vie-là, qui met aux prises trois générations de femmes ― Elsa, Eléonoora (Ella), Anna et Maria ―, s’organise autour d’Elsa, la grand-mère, condamnée par un cancer. Entourée par Martti, son époux, par Eleonoora, sa fille, par Anna et Maria, ses petites filles, Elsa lutte contre la mort. Attentive à donner le change jusqu’au bout, soucieuse de laisser d’elle l’image triomphante de la brillante universitaire estimée de tous. Chacun des membres de la famille joue auprès d’Elsa le rôle qu’il s’est « façonné » pour elle. Même Martti, qui passe auprès de son épouse de longues heures et qui s’endort à ses côtés en lui tenant la main. Telle est la vie qui se déroule, en vingt-six chapitres, autour d’Elsa Ahlqvist, chercheur en psychologie mondialement reconnue, minée par une mort prochaine.
Pourtant, lorsqu’il sort du rêve qu’il fait aux côtés d’Elsa, ce n’est pas le sourire de sa femme que Martti sent flotter au-dessus de lui. La voix qu’il entend n’est pas non plus la sienne. Une autre présence s’est glissée entre eux, une présence-absence de jadis, qui fissure l’image ordonnée du présent.
Ainsi commence le récit de L’Armoire des robes oubliées. Sur un tremblé des apparences qui annonce la fêlure. Au-delà de la réalité que chacun donne à voir, en arrière-plan de la vie courante et des attitudes de convention, enfouies sous de multiples « pelures », frémit la vie douloureuse que chacun des protagonistes s’efforce de camoufler et de garder secrète.
« À quel moment les membres de votre famille deviennent-ils un miroir douloureux à regarder ? », s’interroge Anna.
Anna, l’aînée des deux filles d’Eleonoora, se coule, jour après jour, dans le sillon d’une vie autre, antérieure à la sienne et dont la sienne pourtant dépend. Depuis des années, en effet, quelque chose se développe dans le cœur de l’étudiante, qui l’installe, à l’insu de ses proches, dans une sorte de dédoublement d’elle-même, dans une vie parallèle ignorée de Matias, son compagnon. Quelque chose sur quoi Anna n’a pas encore mis de nom, qui tient la jeune femme éloignée de sa mère ; quelque chose qui échappe à Eléonoora et la coupe de sa fille. « Je suis dans un autre monde », déclare sèchement Anna à sa mère. Un monde du rêve et du chagrin qui a la couleur du passé de Martti et d’Eeva. C’est ce monde-là qu’Anna épouse comme un double, jusque dans la réitération de scènes identiques, jusqu’à l’appropriation et jusqu’au mimétisme. Liaison d’Anna avec « un homme », calquée sur la liaison d’Eeva avec « l’homme » ; attachement d’Anna pour la petite Linda, attachement d’Eeva pour la petite Ella ; jusqu’au fusionnement de l’une avec l’autre ; expérience de l’effacement vécue par Anna à l’identique de celle qu’a jadis vécue Eeva. Toutes deux allongées quasi inanimées plusieurs jours durant sur le parquet, derrière la porte. Scènes de la balançoire et de la crainte réciproque de la mère et de l’enfant ; scènes des fraises écrasées sur la robe de la petite fille. Laquelle était-ce ? Quand était-ce ? Était-ce au bord du lac de Kuhmo ou plutôt au bord du lac de Tammilehto ? L’un et l’autre. Les deux, sans doute. La perception se trouble, le seuil entre les différentes réalités tangue, la lecture hésite ; mais peu importe. Ce qui a été vécu se transmet parfois à l’identique d’une femme à l’autre. Parfois, la chaîne de transmission s’interrompt et il faut attendre la génération suivante pour que ressurgissent les mêmes leitmotive, les mêmes comptines consolatrices, les mêmes jeux et les mêmes rires, les mêmes blessures. Et toujours, dans les interstices laissés libres par le temps, surgit le merle noir (mais aussi le rossignol et les hirondelles...). Son chant nostalgique ponctue le récit, tantôt du côté d’Elsa et de Martti, tantôt du côté d’Eeva, d’Eleonoora ou d’Anna. Magie de la poésie.
Il n’y a pas une réalité, mais plusieurs et chacune d’elles est la copie de la copie de la copie. D’autant que l’art, photo et peinture d’abord, écriture ensuite, viennent sur-imprimer d’autres réalités en d’autres strates. « Ne pas se contenter d’une image, mais de plusieurs superposées », affirme devant Eeva un ami du peintre. Et cette toile inachevée ? Est-ce le portrait qu’Anna recherche, la petite Anna qu’une tendre complicité lie à son grand-père depuis l’enfance ? Anna, « enfant pensive portant le poids du monde sur les épaules ». Eleonoora avait senti, en regardant ce portrait d’enfant, « qu’il s’approchait d’elle en flottant ». N’est-ce pas plutôt celui d’Eeva ? Au temps du rêve et du bonheur, Eeva y avait retrouvé son regard. « Je flotte comme une tête qui se serait formée dans le vide », avait-elle déclaré à Martti, mécontent et sombre devant son travail. Plus tard, bien des années plus tard, le jour de la mort de sa mère, Eleonoora découvre ce portrait. Une « étrange apparition » dont elle ne parvient pas à se détacher : « Eeva la regardait et, malgré tous ses efforts, elle ne pouvait s’empêcher de regarder Eeva ». L’esprit d’Oscar Wilde semble flotter au-dessus des toiles d’Ahlqvist.
Le monde mystérieux qu’Anna reconstitue, morceau après morceau, porte le poids des amours adultères d’Eeva et de Martti. Il est marqué par la duplicité du peintre, par son désir brûlant d’Eeva, par le terrible sentiment de culpabilité qui le broie, par ses revirements constants et par ses faiblesses, par la jalousie qui un jour le déchire, par l’angoisse de la tragédie à laquelle les amants échappent de justesse ; jusqu’à la rupture qui les sépare et conduit Eeva à l’effacement et à la disparition. L’histoire de Martti et d’Eeva, dont Eleonoora porte dans son caractère et dans sa chair d’adulte les stigmates invisibles de la petite Ella, s’intercale dans le récit premier construit autour d’Elsa, l’interrompt pour explorer le sillon du passé. Exhumées par Anna qui se coule avec un mimétisme presque parfait dans l’histoire d’Eeva ― comme Eeva s’est un jour innocemment coulée dans la robe qu’Elsa lui a offerte avant de se couler dans la vie de Martti et de la petite Ella ―, les quatre années de passion amoureuse vécues entre Eeva et son amant affleurent peu à peu, illustrant d’un éclairage nouveau le cours de la réalité première. Anna cède sa voix à Eeva. Le « je » de la jeune fille au pair (engagée en 1964 par Elsa et Martti pour s’occuper d’Ella) relaie le « je » d’Anna. Récit dans le récit, l’histoire d’Eeva se déroule en onze chapitres, ramassés sur quatre années fortes des années 1960, de 1964 à 1968. Jusqu’à la disparition d’Eeva, « la femme de l’ombre » ; « la femme du monde des rêves » dont Martti a gardé une empreinte profonde, indélébile.
« J’ai disparu, j’ai été emportée dans l’invisibilité » écrit-elle/dit-elle, à son retour à Helsinki. « Je ne suis plus qu’une rumeur, une histoire que quelqu’un racontera un jour ».
Rongée intérieurement par une « tache d’encre » qui ne lui laisse aucun répit, mais qu’elle s’efforce de circonscrire et d’endiguer dans « une zone bien délimitée », Anna remonte le fil du temps, se glisse à travers les méandres de la vie d’Eeva, la suit depuis l’âge de vingt-deux ans jusqu’à l’âge de vingt-huit ans. Au moment de disparaître, engloutie par les eaux du lac, Eeva (un prénom qui en hébreu [Awa/Ève] veut dire « eau ») chantonne cette phrase inspirée de Pierrot le fou de Godard, elle-même tirée de la « Seconde lettre à Fougère » de La Mise à mort (1965) d’Aragon : « Il fait beau, mon amour, dans les rêves, dans les mots, dans la mort. Et la vie ? Il fait beau, mon amour, il fait beau dans la vie. » Au moment de la mort de sa grand-mère, alors qu’Eleonora se décide enfin à mettre des mots sur son passé et à parler à son père, Anna se promet de raconter à Matias le récit qu’elle a commencé d’écrire. Mais auparavant, elle marmonne le seul final des paroles de Ferdinand-Pierrot le fou :
« Il fait beau, mon amour, il fait beau dans la vie. »
Anna peut enfin commencer à vivre. Riikka Pulkkinen ne l’a-t-elle pas mise, dès l’exergue de son roman, sur la voie de la réconciliation en cédant la parole à Karen Blixen/alias Isak Dinesen ?
« On peut supporter tous les chagrins s’ils font partie d’une histoire ou si l’on en écrit une à leur sujet. »
Magnifique leçon d’écriture et de vie, menée de main de maître par Riikka Pulkkinen. Envoûtante et bouleversante Armoire des robes oubliées. Sublime roman d’amour. Mort et résurrection. Mort et transfiguration !
Angèle Paoli
D.R. Texte angèlepaoli